Ismâ’ïl Râjî Al-Fârûqî, l’islam : la première révolution intellectuelle dans l’histoire de l’humanité


Cet article est une synthèse basée sur la pensée d’Al-Fârûqî, Ismâ’ïl Râjî (2013), The Essence of Islamic Civilization, International Institute of Islamic Thought, Virginia, USA.

Adhérer au Tawhîd, c’est s’engager à exercer sa raison pour comprendre la réalité révélée dans le Coran et la réalité observable dans l’univers. Bien exercer sa raison, c’est suivre trois grandes règles. La première règle consiste à rejeter tout ce qui ne correspond pas à la réalité. La seconde consiste à rejeter l’existence de vérités contradictoires dans le Coran et dans l’univers. La troisième consiste à être ouvert à une preuve nouvelle ou contraire à ses convictions.

Rejeter tout ce qui ne correspond pas à la réalité

Il arrive qu’on se laisse convaincre par une rumeur, par une nouvelle choquante ou par une information scandale. Dans cette situation, le Coran invite chacun à suivre une ligne de conduite précise : ni suivre la nouvelle comme si elle était vraie ni la rejeter comme si elle était fausse mais rester ouvert et prudent en vérifiant sa validité avant tout :

❝ Ô vous qui avez adhéré à la voie de Dieu ! Si quelqu’un de mal intentionné vous apporte une nouvelle, soyez prudents et mettez la situation au clair ; car si, par ignorance, vous nuisiez à certaines personnes, vous auriez à vous repentir d’avoir agi ainsi  ❞. 1

Bien souvent, on a tendance à débattre sur des questions métaphysiques, qui dépassent ce qu’on est capable d’observer directement avec les sens, sans aucune source fiable pour alimenter le débat. Dieu nous fait observer la façon de penser et de débattre de ces gens qui ne se basent sur aucune connaissance fiable :

Or, il y a des gens qui discutent au sujet de Dieu sans aucune science, ni guide, ni Livre pour les éclairer ❞. 2

Dieu invite l’être humain à dépasser cette tendance à se faire des opinions sur la base d’aucune connaissance fiable. L’opinion ou le doute infondé (dhann) et l’ignorance ne doivent pas faire oublier la solidité de la réalité. 

Le Coran distingue le bon et le mauvais doute. Le bon doute est un moyen de connaître qui pousse à se poser des questions, à rechercher et à vérifier avant de se faire une conviction. Le mauvais doute est un moyen de rejeter la connaissance et la réalité pour se réfugier dans l’incertitude, dans le non-vérifiable. Il commence lui aussi par des questions mais il s’arrête là. Il ne cherche pas à progresser vers la vérité. Il se referme sur lui et se prend pour la réalité. Cette distinction entre le bon doute et le mauvais doute apparaît à travers différents signes du Coran.

Par exemple, dans ces signes, on voit que celui qui est animé d’un mauvais doute, c’est celui qui fait de son doute un état passif, une vérité qui n’a pas besoin d’être vérifiée :

La plupart d’entre eux ne suivent qu’al-dhann (la croyance, les suppositions, l’opinion non-fondée). Mais al-dhann ne sert à rien contre la vérité ! Dieu sait parfaitement ce qu’ils font  ❞. 3

Par exemple, se convaincre que Dieu a créé des anges et qu’Il leur a donné des noms féminins, c’est une pure supposition. Rien ne peut le confirmer ou l’infirmer. Ni dans l’univers ni dans aucune Révélation, nous ne pouvons trouver la preuve d’une telle idée. Dieu interpelle justement l’être humain pour qu’il ne base pas sa vie, sa pensée et son action sur des idées aussi infondées : 

❝ Ceux qui ne sont pas convaincus par la vie dernière donnent aux anges des noms de femmes, alors qu’ils n’en ont aucune science : ils ne suivent que les suppositions, alors que les suppositions ne servent à rien contre la vérité ❞. 5

A ceux qui ont tendance à spéculer, à tenir des discours invérifiables sur la religion, Dieu met au défi de fournir des preuves ou d’apporter des témoins pour appuyer leurs affirmations. Par exemple, certains débattent sur des questions métaphysiques et prennent parti sans avoir la moindre preuve du bien-fondé de leurs positions. Ont-ils la preuve, sont-ils témoins de ce qu’ils avancent ? Telle est la bonne question que Dieu nous invite à garder à l’esprit :

❝ Pose-leur donc la question : ‘’Ton Seigneur aurait-Il des filles et eux des fils ? Ou bien avons-Nous créé des anges de sexe féminin, et en sont-ils témoins ?’’  6

❝ Et ils firent des anges qui sont les serviteurs du Miséricordieux des [êtres] féminins ! Etaient-ils témoins de leur création ? Leur témoignage sera alors inscrit ; et ils seront interrogés ❞. 7

Il est permis de douter de la véracité du Coran. Il est tout à fait normal de douter : comment faire la différence entre tous ceux qui prétendent posséder un Livre révélé ? Ce n’est possible que si on exerce un doute positif qui consiste à vérifier avec le plus d’objectivité possible. Ici, Dieu invite toutes les personnes qui doutent de la véracité du Coran à aller au bout de leur doute en passant un test pratique : si le Coran est un livre écrit par un être humain alors l’être humain peut écrire encore aujourd’hui un texte similaire. Que ceux qui doutent du Coran se mettent alors à écrire un texte semblable, qui a le même pouvoir d’éclairer les sujets de la vie, avec cohérence et sagesse. Qu’ils apportent des témoins qui peuvent confirmer que le Coran n’est pas un Livre divin :

❝ Et si vous êtes dans le doute au sujet de ce que Nous avons révélé à Notre serviteur, essayez donc de composer une seule sourate semblable à une sourate du Coran, et faites venir les témoins que vous vous êtes donnés en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques. Si vous n’y parvenez pas et, à coup sûr, vous n’y parviendrez jamais, craignez le feu qui a pour aliment les hommes et les pierres et qui est réservé aux gens de mauvaise foi 8

Ainsi, Il existe tellement de faux prophètes et de faux livres révélés qu’il est normal de douter de la véracité du Coran. Mais il ne suffit pas de douter : encore faut-il exercer sa raison critique jusqu’au bout, avec sincérité, rigueur et méthode. Encore faut-il ne pas faire comme si on ne pouvait pas accéder à la vérité et donc vivre dans l’indifférence.

Rejeter tout ce qui ne correspond pas à la réalité n’est pas qu’un acte intellectuel. C’est un devoir moral et social vital car il permet de garantir la confiance sociale. En effet, si tout le monde peut diffamer ou porter des accusations graves sur les autres sans devoir produire de preuves ou de témoins, et en toute impunité, alors les tensions et les divisions se généraliseraient dans la société. C’est pourquoi Dieu, par exemple, pour dissuader les gens de diffamer les femmes en vue d’atteindre à leur intégrité, interdit toute accusation qui ne seraient pas confirmée par quatre témoins. Et si ces quatre témoins ne peuvent être réunis, l’accusation doit être sévèrement punie pour dissuader les gens de diffamer pour détruire les liens sociaux :

❝ Et ceux qui lancent des accusations contre des femmes honnêtes sans produire par la suite quatre témoins, fouettez-les de quatre-vingts coups de fouet, et n’acceptez plus jamais leur témoignage. Et ceux-là sont les pervers 9

Ainsi, plus on se rapproche de la réalité, plus on se rapproche également de la religion, de la vérité et de la sagesse que la religion nous invite à concrétiser dans la vie.

Rejeter des vérités contradictoires

Bien souvent, on croit que la contradiction existe entre « la foi et la raison », entre « la religion et la science ». Or, la contradiction existe en réalité dans tout ce produit la raison, dans toutes les sciences humaines et naturelles. En effet, une théorie ou un courant contredit souvent la théorie ou le courant concurrent au sein de la même discipline. Les disciplines produisent des connaissances contradictoires les unes avec les autres. Par exemple, en sciences politiques, Rousseau et Machiavel proposent deux théories contraires pour fonder l’autorité politique. En psychologie, Freud et Jung ou Rogers proposent des théories contraires de l’homme, de l’épanouissement, de la santé mentale et de la façon de traiter les dysfonctionnements. En philosophie et en biologie, on peut trouver des théories contraires sur la liberté humaine ou sur le déterminisme. Ainsi, les contradictions ne sont pas propres à « la raison et la foi » ou à « la science et la religion ». Il y a des contradictions dans la raison, de raison à raison ; entre les sciences, d’une science à une autre. 

Par ailleurs, il peut y avoir également des contradictions entre les sources de l’islam. Toute contradiction dans les sciences et dans les sources de l’islam signifie qu’il y a une erreur quelque part : soit dans la réalité des faits, soit dans la compréhension, soit dans la hiérarchie des sources ou dans la méthode de recherche et de validation.

On ne doit pas accepter une contradiction comme définitive. Progresser dans la compréhension objective de la réalité, c’est réduire les contradictions entre les idées et les faits, entre les faits ou entre les idées.

Par exemple, s’il y a une contradiction entre un passage du Coran et un autre, ou entre un signe du Coran et un hadîth, on ne doit pas accepter de contradiction définitive. On doit vérifier sa compréhension, vérifier l’authenticité des textes du hadîth, et en définitive, donner raison à la source la plus fiable sur la source la moins fiable.

Ce que nous enseigne le Coran sur l’homme ou sur l’univers ne peut contredire ce que nous enseignent les sciences humaines sur l’homme ou les sciences naturelles sur l’univers. S’il y a contradiction, elle est dans la raison, dans la méthode et la recherche scientifique. Car le Coran et l’univers font partie de la même réalité, sont l’œuvre d’un seul et même Créateur. L’organisation du Coran est aussi parfaite que celle du cosmos. Si dans l’univers, il y avait la moindre erreur dans le fonctionnement et les relations entre les créatures, le chaos serait généralisé. L’univers du Coran ne peut pas être compris en projetant des idées douteuses, des connaissances infondées, des théories exotiques…

❝ Ne méditent-ils donc pas sur le Coran ? S’il provenait d’un autre que Dieu, ils y trouveraient certes de nombreuses contradictions ! 10

Être ouvert à une preuve nouvelle ou contraire à ses convictions

Toutes les formes d’ouverture intellectuelle ne se valent pas. L’intérêt pour la superstition, la rumeur, les polémiques, les idées à la mode ou celles de la majorité, ce sont des formes d’ouverture intellectuelle pathologiques. Ces formes d’ouverture cachent une paresse intellectuelle, un manque d’autonomie et de capacité à exercer un jugement critique pour évaluer la fiabilité des informations, des discours et des connaissances qui circulent autour de nous. Elles cachent aussi une certaine lâcheté : la peur de ne pas être comme les autres, de diverger et donc de s’opposer aux autres.

Il existe donc une mauvaise et une bonne ouverture intellectuelle. Prenons quelques exemples pour comprendre la bonne ouverture intellectuelle que le Coran nous invite à pratiquer. 

Prenons le prophète Abraham (paix sur lui) que le Coran nous donne en exemple. C’est un exemple de bon sens et de rationalité. C’est un homme qui se pose des questions sur le sens de la vie et sur Dieu, à un moment où il n’est pas encore prophète. Il est en quête, ouvert à toute vérité nouvelle qui viendrait remplacer les fausses croyances de son peuple. L’univers n’a pas pu se créer tout seul. Il existe bien un Créateur. Son peuple adore des statues qu’il prend pour ses dieux. Dieu ne peut pas être un objet fabriqué par l’être humain car cela voudrait dire que c’est l’homme le créateur de dieu. Mais alors, qui est Dieu ? Il voit soudainement la lune : est-ce Dieu ? Il en est presque convaincu mais il reste ouvert à de nouvelles preuves. Mais Dieu ne peut pas être une chose qui disparaît : Il est le Présent, le Permanent. Puis il voit le soleil : est-ce Dieu ? Le soleil est plus éclatant que la lune. Là encore, il en est presque convaincu mais il reste ouvert à de nouvelles preuves. Mais le soleil n’est pas Dieu car comme la lune, il n’est pas permanent : il apparaît et disparaît. Il doute, il se pose des questions, il observe l’univers, il émet une hypothèse, il définit des critères de validité (seul Dieu est Permanent et ne change pas, toute la création change et ne dure pas), il vérifie si elle correspond à la réalité… Le Coran raconte ainsi son questionnement et son ouverture sur le monde à la recherche d’une vérité définitive sur Dieu :

❝ Lorsque la nuit l’enveloppa, il vit une étoile et dit : ‘’Voici mon Seigneur !’’ Mais lorsqu’elle disparue, il dit : ‘’Je n’aime pas ceux qui disparaissent.’’

Lorsqu’il vit la lune se lever, il s’écria : ‘’Voici mon Seigneur !’’ Mais quand elle disparut à son tour, il dit : ‘’Si mon Seigneur ne me guide pas, je serai parmi les égarés.’’

Lorsqu’il vit le soleil qui se levait, il dit : ‘’Voici mon Seigneur ! C’est le plus grand !’’ Mais lorsque le Soleil eut disparu à son tour, il dit : ‘’Ô mon peuple ! Je désavoue tout ce que vous associez à Dieu. Je tourne mon visage, comme un vrai monothéiste (hanîfan), vers Celui qui a créé les cieux et la terre. Et je ne suis pas parmi les polythéistes.” 11

Ainsi, douter n’est pas savoir : c’est simplement le début de la connaissance, le moment où l’on se pose des questions. Mais se poser des questions n’est pas encore savoir : encore faut-il être ouvert et engagé dans la recherche de réponses justes. C’est cette ouverture dynamique qui mène vers la connaissance juste du monde que Dieu invite chacun à cultiver.

Conclusion

Le Coran a inspiré la première révolution intellectuelle dans l’histoire de l’humanité. Il a permis de civiliser l’esprit. Civiliser l’esprit, c’est le détourner des fausses questions, des polémiques, des rumeurs, des on-dit, des croyances magiques, des suppositions, des doutes qui se prennent pour des connaissances. Civiliser l’esprit, c’est l’orienter vers la recherche de connaissances objectives, fiables et utiles. C’est le détourner des rêves impossibles, de l’immaturité, et c’est l’orienter vers le sens pratique et l’efficacité. C’est le détourner de l’action sans conscience et l’orienter vers une action intelligente, sage, qui évalue ses impacts et qui s’auto-réforme. C’est le détourner du gaspillage intellectuel, de la surexposition à la pollution informationnelle, aux connaissances inutiles et à la polémique, et c’est l’orienter vers une connaissance capable d’améliorer le monde.

Cette vision rationaliste ne signifie pas que la raison est prioritaire ou supérieure à la Révélation ou l’inverse. Le débat sur la supériorité de la raison sur la Révélation n’a aucun sens car la raison est un instrument de connaissance alors que la Révélation est une source de connaissance, au même titre que l’univers. Autrement dit, la raison est l’outil qui permet de réfléchir sur la Révélation et sur l’univers pour en tirer des vérités utiles à la vie de l’être humain.

Cette vision rationaliste ne signifie pas que la raison peut tout connaître, que rien ne peut limiter son pouvoir de connaître. Le Coran inspire une vision positive de la raison mais aussi réaliste : là où la raison est incapable de connaître – par exemple sur les questions métaphysiques, sur la question de savoir si les anges sont des hommes ou des femmes, etc. –, elle doit accepter sa limite plutôt que de fabriquer des illusions. Il inspire une vision sage de la raison : on a besoin de raisonner pour connaître la réalité mais aussi la sagesse, pour rendre le monde meilleur et non pas pour répandre l’injustice sur terre.

Ainsi, si le Coran a révolutionné le monde, c’est par la formation d’un esprit rationnel engagé à déconstruire les illusions, à s’approcher de la réalité et à concrétiser la sagesse dans la vie quotidienne.

Notes

  1. Coran 49 : 6.
  2. Coran 22 : 8.
  3. Coran 10 : 36.
  4. Coran 53 : 27-28./efn_note]

    A l’inverse, à travers ces signes, on voit que le bon doute est l’ouverture à des connaissances nouvelles plus fiables que le doute initial. En effet, Dieu invite ceux qui sont animés d’un doute honnête à rechercher la connaissance pour dissiper tout doute :

    ❝ Si tu es dans le doute au sujet de ce que Nous t’avons révélé, interroge alors ceux qui lisent le Livre révélé avant toi. C’est la Vérité qui te vient de ton Seigneur. Ne sois donc pas parmi ceux qui doutent ! Et ne sois jamais de ceux qui nient les signes de Dieu, sans quoi tu ferais partie des perdants ❞. 4Coran 10 : 94-95.

  5. Coran 37 : 149-150.
  6. Coran 43 : 19.
  7. Coran 2 : 23-24.
  8. Coran 24 : 4.
  9. Coran 4 : 82.
  10. Coran 6 : 76-79.

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