Malek Bennabi, comment le Coran révolutionne notre façon de penser ?


La modernité a diffusé l’idée selon laquelle on a besoin de développement économique, industriel et scientifique, et non pas de religion. Le progrès technique a comme délégitimé le besoin d’entendre ce qu’une religion peut apporter à la vie et au progrès.

Et pourtant, le Coran a inventé plus que l’ordinateur ou que le smartphone.

Qu’est-ce que le Coran a d’essentiel à offrir aujourd’hui ? 

Le Coran ne fait pas le progrès technologique. Le progrès technologique n’a été possible que grâce à l’invention de l’ordinateur qui est une machine sophistiquée qui opère à des calculs. Et l’invention de l’ordinateur n’a été possible que grâce à l’invention d’un système numérique décimal et l’algèbre. 

Le Coran n’a pas pour but d’exposer des vérités scientifiques, des innovations techniques. Ce que le Coran a rendu possible, c’est l’inspiration qui a encouragé la civilisation islamique à aller explorer le monde, à chercher à calculer le mouvement des astres et du temps… 

En effet, contrairement aux croyances populaires, l’univers, le soleil et lune…, ne se comportent pas comme une personne instable. L’univers n’est pas non plus à l’image d’un fantôme ou d’un monstre irrationnel qui déclenche ses forces chaotiques contre l’Homme à tout moment. Bien au contraire, le Coran nous fait découvrir la vérité d’un univers organisé selon des lois universelles. L’Homme n’a pas à avoir peur de l’univers : c’est sa Maison, le dépôt que Dieu lui a confié et dont il doit prendre soin. Il est invité à jouir de toutes les belles choses permises existant dans le ciel, sur terre et dans la mer. Il est invité à observer et à réfléchir sur les signes de l’univers créé, de même que sur ceux du Livre révélé. L’organisation des étoiles lui permet de s’orienter dans l’espace et dans le temps. Le temps est structuré selon les lois de Dieu :

Nous avons créé toute chose avec mesure.

Coran 54 : 49
إِنَّا كُلَّ شَيْءٍ خَلَقْنَاهُ بِقَدَرٍ

Dieu a en effet créé un cosmos selon les lois et des mesures afin de faciliter la vie de l’être humain, notamment par la mesure du temps :

C’est Lui qui fait éclore l’aurore, qui fait de la nuit une phase de repos ; du soleil et de la lune, une mesure du temps. Tel est l’ordre conçu par le Puissant, le Savant.

Coran 54 : 96
فَالِقُ الْإِصْبَاحِ وَجَعَلَ اللَّيْلَ سَكَنًا وَالشَّمْسَ وَالْقَمَرَ حُسْبَانًا ۚ ذَٰلِكَ تَقْدِيرُ الْعَزِيزِ الْعَلِيمِ

Ainsi, l’Homme peut mesurer le temps et en tirer une utilité dans sa vie pratique, pour les récoltes, le travail, le repos, les prières et les mois sacrés… :

Nous avons fait de la nuit et du jour deux signes. Nous avons effacé le signe de la nuit, et Nous avons rendu visible celui du jour pour vous permettre de rechercher les bienfaits de votre Seigneur, et de connaître le nombre des années et le calcul du temps. Et Nous avons expliqué toute chose d’une manière détaillée.

Coran 17 : 12
وَجَعَلْنَا اللَّيْلَ وَالنَّهَارَ آيَتَيْنِ ۖ فَمَحَوْنَا آيَةَ اللَّيْلِ وَجَعَلْنَا آيَةَ النَّهَارِ مُبْصِرَةً لِّتَبْتَغُوا فَضْلًا مِّن رَّبِّكُمْ وَلِتَعْلَمُوا عَدَدَ السِّنِينَ وَالْحِسَابَ ۚ وَكُلَّ شَيْءٍ فَصَّلْنَاهُ تَفْصِيلًا

Le Coran a encouragé l’esprit humain à comprendre et à transformer le monde pour le rendre meilleur

Ce que le Coran a apporté de plus grand à la civilisation islamique, c’est la création d’un climat moral et intellectuel qui pousse à comprendre le monde, à le changer pour l’améliorer, à inventer des solutions aux problèmes prioritaires dont souffrent les gens. Malek Bennabi le résume ainsi :

Il est superfétatoire d’ajouter que le Coran n’a apporté dans ses signes 1 ni le système numérique décimal, ni l’idée du calcul algébrique. Il a apporté quelque chose de plus important : le climat moral et intellectuel dans lequel a pris naissance une attitude nouvelle à l’égard de la science. Celle-ci ne se développe pas en effet, uniquement en fonction d’une donnée épistémologique mais en fonction d’une orientation générale de l’esprit chez l’homme de science qui pousse son effort de recherche et d’acquisition dans certaines directions privilégiées.2

Le Coran a mis l’être humain sur une nouvelle pente : la quête du plaisir innocent, la quête de vérité, le sens moral et pratique, la volonté de transformer le monde pour le rendre plus juste, conformément à l’invitation de Dieu. 

Sur cette pente, l’esprit musulman va donner naissance à des générations de penseurs et de scientifiques, d’architectes et de généraux, d’économistes et de politiques… En un mot, cette pente instaurait le climat intellectuel nouveau dans lequel devait s’épanouir le génie intellectuel et pratique de la civilisation islamique :

 C’est sous cet angle (sous l’angle de l’idée qui instaure un nouveau climat intellectuel et moral) qu’il y a lieu de considérer les rapports généraux de l’Islam avec la science. La nouvelle attitude de l’homme devant le monde phénoménal, la nouvelle pente sur laquelle l’intelligence se trouve entraînée par la notion coranique, le nouveau climat intellectuel dans lequel se développe le génie de la civilisation islamique, ce sont ces éléments essentiels et divers du problème. ❞ 3

Ce ne sont pas les grands hommes qui font la civilisation ; c’est la civilisation qui produit les grands hommes

Les grands hommes deviennent grands grâce à une civilisation qui valorise leurs qualités et leur modèle. En ce sens :

 Avicenne n’était qu’une simple virtualité dans un chromosome. Ce sont les circonstances générales de la société musulmane, à son époque, qui l’ont réalisé. ❞ 4

Ainsi, la technologie ainsi que la science, avec la somme des théories, des méthodes qui ont produit des connaissances et des inventions techniques, sont le résultat des conditions culturelles, morales et psychosociologiques qui motivent une société à s’engager dans ces activités :

C’est la civilisation qui fait ses produits (la machine à vapeur, le réfrégirateur ou l’avion) ce ne sont pas ses produits qui la font. ❞ 5

Un grand homme peut être grand dans une civilisation qui le néglige voire le dévalorise. Mais il n’est pas grand dans sa civilisation ou durant sa vie. Il devient grand dans une autre civilisation ou à une autre époque qui reconnaît toute sa valeur. Par exemple, Galilée n’était pas un grand scientifique à son époque et dans la civilisation occidentale chrétienne. Car ses idées et notamment l’idée que la terre tourne autour du soleil a provoqué l’opposition totale de l’Eglise. 

A l’inverse, à la même époque, dans la même civilisation occidentale chrétienne, Nostradamus était reconnu comme conseiller de Catherine de Médicis, à la cour royale de France. Autrement dit, on est dans une civilisation et à une époque données où l’homme de science risque sa vie pour ses idées alors que l’astrologue est socialement valorisé. Si Galilée avait vécu dans la civilisation islamique à cette même période, il n’aurait pas été condamné à mort pour son travail scientifique. Car la civilisation islamique était toute animée par le premier ordre, par le premier signe que Dieu avait révélé à son prophète Muhammad :


Lis ! Au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l’homme d’une adhérence. Lis ! La bonté de ton Seigneur est infinie ! C’est lui qui a enseigné par la plume, qui a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas.

Coran 96 : 1-5
اقْرَأْ بِاسْمِ رَبِّكَ الَّذِي خَلَقَ
خَلَقَ الْإِنسَانَ مِنْ عَلَقٍ
اقْرَأْ وَرَبُّكَ الْأَكْرَمُ
الَّذِي عَلَّمَ بِالْقَلَمِ
عَلَّمَ الْإِنسَانَ مَا لَمْ يَعْلَمْ

C’est la première révélation du Coran. Le prophète, et après lui, la civilisation islamique, devait lire, observer, connaître le monde, écrire, éduquer le nouvel Homme…

Le Coran révolutionne la façon de penser

Le Coran a ainsi insufflé dans l’esprit musulman l’envie de se pencher sur la sagesse qu’il révèle et sur les lois de la nature, sur le calcul et sur les savoirs pratiques, sur les questions du culte et sur la méthode d’authentification des hadîths ou des récits attribués au prophète, sur les questions de la religion et sur les problèmes majeurs de la vie quotidienne. C’est ainsi que les sciences de l’astronomie, des mathématiques, du hadith et de l’action (agriculture, urbanisme, fiscalité, gouvernance…) vont se développer dans la civilisation islamique et se mondialiser. 

La civilisation est née autour de l’idée de Tawhîd, aux côtés d’un prophète qui l’a initiée à la vérité du monde et à la sagesse. 

Le Coran a propulsé la première communauté islamique de l’obscurantisme vers la civilisation, c’est-à-dire ici, vers la recherche du savoir fiable :

Dis : ‘’Est-ce que ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ont la même valeur ?’’.

Coran 39 : 9
قُلْ هَلْ يَسْتَوِي الَّذِينَ يَعْلَمُونَ وَالَّذِينَ لَا يَعْلَمُونَ

Ce signe affirme, sous la forme d’une question, la supériorité de celui qui fait l’effort de connaître sur celui qui se satisfait de son ignorance. La connaissance utile et la science objective prend soudainement une valeur supérieure dans l’esprit musulman. Le Coran ne divise pas la connaissance en « connaissance religieuse » et en « connaissance profane ». Car connaître les choses de la vie et de la religion, c’est connaître une seule et même réalité, vérité et sagesse :

 La science, réduite à sa plus simple expression, c’est une quête de la vérité dans tous les domaines : moral, juridique, social, médical, physique, etc. Mais cette quête est aléatoire et pleine d’embûches. On peut prendre une illusion pour réalité, une opinion pour vérité. La science doit surmonter toutes ces incertitudes par une éducation de l’esprit. Le Coran procède à cette éducation (…). ❞ 6

En effet, le Coran vise à civiliser l’Homme, c’est-à-dire à l’encourager à penser de façon juste. Apprendre à penser de façon juste, c’est refuser d’affirmer ou de défendre une idée dont on ignore le fondement, la preuve, la conséquence ou l’impact pratique :

Voilà bien comme vous êtes : déjà vous vous êtes disputés à propos de choses dont vous aviez connaissance. Mais pourquoi donc vous disputer à propos de choses dont vous n’avez pas connaissance ? Dieu sait, mais vous, vous ne savez pas.

Coran 3 : 66
هَا أَنتُمْ هَٰؤُلَاءِ حَاجَجْتُمْ فِيمَا لَكُم بِهِ عِلْمٌ فَلِمَ تُحَاجُّونَ فِيمَا لَيْسَ لَكُم بِهِ عِلْمٌ ۚ
وَاللَّهُ يَعْلَمُ وَأَنتُمْ لَا تَعْلَمُونَ

Le Coran accompagne ainsi l’esprit vers la voie de la rationalité et de l’objectivité, vers la voie de la veille éthique nécessaire pour éviter de produire des idées et des actions sources d’injustice. La sagesse du Coran est mise en pratique et illustrée par le prophète Muhammad, à travers son exemple ou sa parole, comme celle-ci : 

« La science est une obligation pour tout musulman ».

Prophète Muhammad7
طلب العلم فريضة على كل مسلم

« (…) la notion coranique est toujours reprise dans le hadîth qui l’approfondit, qui la commente, qui l’actualise en la coulant dans des sentences, qui l’intègrent à la morale pratique du musulman, à sa vie quotidienne. ❞ 8

A travers son accompagnement, le prophète rappelle à l’esprit humain qu’adhérer à la voie de l’islam, c’est s’engager dans la recherche de connaissances fiables et objectives sur la religion et sur le monde

La mort d’un prophète ne change rien à la vérité du monde et à la sagesse universelle que chacun d’entre nous est invité à concrétiser dans sa vie quotidienne. Il n’y a pas à attendre un nouveau prophète pour comprendre la volonté de Dieu, ce que Dieu attend de nous sur terre, le sens de cette vie, la direction que nous devons suivre : le Coran est là, jusqu’au jour du Jugement, à l’image d’un prophète de proximité. Le Coran, c’est ce qui fait de l’islam la première religion du « circuit court » entre l’Homme et Dieu : la voie la plus claire, simple et directe pour accéder à la volonté de Dieu.

Pas besoin d’un clergé religieux, pas besoin d’un nouveau prophète ni d’une nouvelle révélation : l’essentiel est entre nos mains, dans les signes de Dieu révélés dans le Coran et dans le monde. 

Cette vision rationnelle de la vie et de la religion n’est pas une simple théorie. Elle a animé l’esprit musulman et lui a fait réaliser de grandes œuvres intellectuelles. 

En ce sens, la première grande œuvre scientifique de la civilisation islamique a été la méthode qu’elle a développée pour conserver le Coran :

En effet, la conservation du Coran a été « le premier travail scientifique de la pensée islamique, le premier effort rigoureux de méthode dans l’histoire de la pensée humaine ».9

L’invention des sciences du hadîth a été une autre grande œuvre scientifique de la civilisation islamique. Les sciences du hadîth sont les premières sciences de l’information, la première méthode scientifique de reconstitution de l’Histoire appliquée aux récits sur le prophète Muhammad.

Au-delà des sources de l’islam (le Coran et la Sunnah), l’esprit musulman s’est lancé dans l’univers infini de la connaissance en développant l’ensemble des disciplines universitaires : de la philosophie à la pensée politique, en passant par la médecine, la géographie, la sociologie, etc. 

Notes

  1. Ayât, mot qui veut dire signes (pluriel) : le Coran ainsi que l’univers envoient des signes, des messages, des sagesses, des informations, des connaissances, des lois, une morale…, pour aider l’être humain à bien s’orienter dans sa vie.
  2. Bennabi, Malek (2016), Les grands thèmes. Editions Benmerabet, p.162.
  3. Bennabi, Malek (2016), Les grands thèmes. Editions Benmerabet, p.163.
  4. Bennabi, Malek (2016), Les grands thèmes. Editions Benmerabet, p.35.
  5. Bennabi, Malek (2016), Les grands thèmes. Editions Benmerabet, p.35.
  6. Bennabi, Malek (2016), Les grands thèmes. Editions Benmerabet, p.168.
  7. Hadîth rapporté par Ibn Mâjâ. Cf. Sahîh al-Targhîb n°72. 
  8. Bennabi, Malek (2016), Les grands thèmes. Editions Benmerabet, p.170.
  9. Bennabi, Malek (2016), Les grands thèmes. Editions Benmerabet, p.166.

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Saïda

Très bon rappel. Pertinent au vu du discours dominant selon lequel la religion (càd toutes les religions) est nécessairement superstition, foi aveugle ou contre la science et la raison… La trajectoire de l’Occident est très différente de celle du monde musulman en ce qu’elle puise dans une lecture du christianisme qui entre en conflit avec la science et la raison. Le malheur c’est que cette confusion est projetée sans aucun fondement sur le Coran. Merci.