Qu’est-ce que les musulmans veulent apporter au monde d’aujourd’hui ?


Le 20e siècle a vu l’émergence d’une nouvelle conscience : la conscience de devoir vivre ensemble, dans l’interdépendance mondiale. Toute époque a ses réussites et ses crises. Ce qui distingue notre époque des précédentes, c’est l’interdépendance planétaire.

Les catégories que l’être humain a fabriquées pour diviser l’humanité ne veulent plus rien dire. Que l’on soit « bourgeois » ou « prolétaire », « pur souche » ou « étranger », jeune ou vieux, développé ou sous-développé, moderne ou traditionnel…, partout dans le monde, on est touché par les mêmes crises : crise politique, crise écologique, crise de la famille, crise économique, crise de la connaissance, crise de la santé et crise de la religion…

De plus en plus, on a le sentiment de faire partie de l’unité de la famille humaine. C’est un sentiment et une idée que chaque personne dans le globe ressent plus ou moins intensément. 

La crise écologique, avec ses signaux forts – ici, il fait chaud, là-bas, il fait froid, beaucoup plus que d’habitude, de façon beaucoup plus chaotique et imprévisible – a inspiré à chacun la conscience de faire partie d’une seule et même famille humaine, d’habiter la Terre qui est notre Maison commune.

Cette identification universelle avec le destin commun dépasse largement l’esprit partisan, communautariste et nationaliste. 

La crise qui a suivi la pandémie du Covid a fini de former une conscience humaine planétaire. Comment se soigner ? Comment gagner sa vie ? Comment conduire sa vie de famille ? Comment se protéger ? Comment éduquer… ? On sent de plus en plus une forte interdépendance peser sur ces questions que l’on croyait jusque-là résoudre à un niveau personnel. Quand les grands groupes annoncent des licenciements, on sent qu’on est le prochain sur la liste. Quand un pays confine, on se dit qu’on va l’être aussi prochainement.

Cette conscience commune pousse comme un volcan, selon les grands dangers et les cas d’injustice vécus ou observés autour de soi. Elle manque d’une vision commune et de propositions universelles pour répondre à ses besoins et aux défis communs.

La modernité à l’occidentale occupe le monde d’aujourd’hui, occupe son imagination via la production culturelle (la langue anglaise et française, le cinéma, la musique et les publications…), occupe l’espace via ses institutions, ses industries, ses produits et ses marchandises… 

La modernité, ce n’est pas simplement une époque – celle d’aujourd’hui – c’est une vision du monde, de Dieu, de l’Homme et de la nature. C’est une civilisation qui a le monopole du droit de produire et de mondialiser des propositions universelles.

Qu’est-ce qu’une proposition universelle ? 

C’est une réponse à un besoin humain et social universel tels que se déplacer, manger, se soigner, comprendre le monde de façon objective, partager les richesses communes… Cette réponse peut prendre la forme d’une idée, d’une valeur supérieure, d’une méthode de pensée, d’une institution, d’une façon de faire ou de produire, etc. 

Au niveau mondial, il existe différents partenaires civilisationnels qui produisent des propositions universelles : la Chine, l’Inde, les Etats-Unis d’Amérique, la Russie, l’Europe, etc.

Une réponse qui se veut « universelle » cherche à être bonne pour tous – y compris pour la nature –, pas seulement pour une communauté politique, religieuse, culturelle ou ethnique… Mais l’universalité est un objectif qui n’est pas toujours concrétisé dans la réalité. En effet, bien des propositions dites « universelles » sont en fait biaisées par des visions et des intérêts particuliers qui produisent plus d’injustices que de bien pour l’Homme, pour les minorités, pour la diversité, pour l’Autre et pour la nature.

Une proposition vraiment « universelle » est une réponse durable, qui apporte un bienfait durablement à un besoin humain et social. Les réponses qui apportent un bienfait immédiat produisent souvent des effets pervers sur la durée, sur l’écosystème humain et naturel global.

Comment le musulman peut-il participer à l’élaboration de propositions universelles ?

Comment le musulman peut-il participer à l’élaboration de propositions universelles sans se contenter de se conformer aveuglément ou de rejeter systématiquement les propositions de la modernité ? 

Quelles sont les idées, les valeurs, les bonnes pratiques, les solutions et les institutions universelles qu’il peut proposer à la discussion avec les différents partenaires civilisationnels ?

A quoi le musulman peut-il servir dans le monde d’aujourd’hui ? Quel rôle peut-il jouer, au-delà du rôle de béni-oui-oui de service, de plaignant, de victime, de personne en retrait ou de passager clandestin ? Quel agenda de sujets essentiels peut-il proposer à la famille humaine ? Bref, quelles propositions universelles veut-il apporter au monde d’aujourd’hui ?

Certains pourraient se demander : « Pourquoi opposer l’apport de la modernité et celui du musulman ? ». L’objectif de la présente réflexion n’est pas d’opposer ou de confondre modernité et musulman. Ce n’est pas de prouver que « le musulman est moderne » pour rassurer ceux qui pourraient croire qu’il est arriéré. Ce n’est pas non plus de prouver qu’il est fidèle à l’islam en s’opposant systématiquement à tout ce qui lui est proposé par d’autres que des musulmans. L’objectif est d’exercer une réflexion libre, critique et créative sur ce que la modernité propose au monde d’aujourd’hui.

La grande question qui doit animer l’esprit musulman est : qu’est-ce que je peux apporter au monde ? En quoi mon adhésion à l’islam m’engage à contribuer au Bien commun ? Comment les musulmans peuvent s’engager collectivement à offrir à l’humanité une vision et des propositions universelles ? 

Prenons des exemples pour le comprendre. 

La banque est une proposition universelle

La banque, c’est une façon libérale de répondre au besoin universel d’utiliser et de partager les richesses pour financer des projets individuels et collectifs. La banque est devenue une proposition et une réalité mondiale. 

En effet, peut-on imaginer une ville sans banque ? Non, même si nous savons que la banque actuelle pratique l’usure (al-ribâ). Car sans alternative, nous ne pouvons pas nous passer de la banque sous sa forme actuelle. 

Certes, nous avons absolument besoin d’une organisation qui gère les biens personnels, privés et ceux collectifs de l’Etat. Mais nous ne sommes pas condamnés à les gérer comme le fait la banque libérale. 

En réalité, la banque est le bras armé du libéralisme. Ouvrir des banques dans les villes du monde entier, ce n’est pas simplement importer une technique ou un moyen : c’est faire entrer le libéralisme dans sa vision et dans son mode de vie. 

Cette façon libérale de gérer l’argent, de gérer le commun est-elle bonne pour tous ?

L’industrie pharmaceutique est une proposition universelle

Toute société a besoin de se soigner. L’industrie pharmaceutique répond à un besoin universel de santé par une offre libérale qui donne plus de valeur au profit qu’à la santé. Pourquoi dépendre des médicaments fabriqués par une industrie pharmaceutique internationale plutôt qu’utiliser des méthodes de soin globales, naturelles et locales ?

La voiture est une proposition universelle

Toute société a besoin de se déplacer. La voiture répond à ce besoin mais elle fait plus que ça. Tout d’abord, parce que pour produire une voiture, il faut une usine. Construire une usine, là encore, ce n’est pas construire un simple moyen de produire des voitures. 

Par exemple, si des cadres d’Afrique vont chez les dirigeants de Renault pour négocier l’ouverture d’une usine de fabrication de voitures dans leur pays, ils ne vont pas simplement chercher un moyen de développement économique et de transport. Avec l’usine clés en mains, ils vont se voir imposer une façon d’organiser le temps de la journée et de la semaine qui va impacter la vie de famille, le temps passé avec sa femme et ses enfants, le repas de famille… 

Cette usine clés en mains impose également de faire travailler les hommes et les femmes, car chaque personne qui manque à l’appel, c’est une force de travail en moins, donc des bénéfices en moins. Elle impose de travailler du lundi au dimanche, car chaque heure de travail en moins, ce sont des bénéfices perdus. 

Elle impose une façon de conduire l’activité de production en recherchant le profit maximal tout en acceptant d’abîmer les hommes, les territoires et la nature. 

Elle impose un mode de transport individualiste qui va accentuer la crise écologique et le ras-le-bol social face aux embouteillages et à la pollution. 

Elle impose de généraliser « les crédits à la consommation » pour que chacun puisse acheter sa voiture en s’endettant auprès d’une banque.

Ainsi, la voiture et l’usine pour la produire, c’est une façon de gérer le transport, le travail, le temps, la vie de famille et la nature… Mais cette façon est-elle bonne pour tous ?

L’amour « libre » et sans engagement est une proposition universelle

La modernité dit : « On peut s’aimer et vivre heureux sans se marier ». L’islam dit : « Mariez-vous, aimez-vous, soyez heureux et soutenez-vous au-delà du calcul du bien-être individuel ». La modernité répond : « Ah non ! A chaque fois que l’amour ou que le bien-être individuel est menacé, il faut changer de relation… ».

Mais à force de changer, de courir après l’amour parfait et le bien-être permanent, on est la première époque de l’humanité à avoir généralisé la solitude sous ses différentes formes : le célibat, les divorces, les séparations, les mères célibataires et les vieux dans les maisons de retraite…

Si l’amour est d’abord une question personnelle, ses effets pervers massifs dans la vie en société en font de plus en plus une question sociale. Par exemple, comment accompagner les difficultés extrêmes que vivent les mères célibataires et les enfants de parents séparés ? Comment être solidaire envers les anciens lorsqu’ils sont à un âge avancé mais qu’ils ne sont pas malades pour être enfermés dans un hôpital ?

Ainsi, l’amour sans engagement et le repli sur son bien-être individuel, permet-il de pratiquer la justice dans la façon d’accompagner les plus vulnérables : les accidentés de l’amour jetable, les délaissés de la famille et de la société ? 

La vie de famille comme proposition universelle

Depuis la seconde modernité, « la famille à la carte » se généralise. La durée de vie d’une famille et sa composition devient incertaine. En effet, on peut vivre marié ou non, dans un couple hétéro ou homosexuel, à deux ou à trois, avec ou sans enfants, sous le même toit ou séparément, en permanence ou ponctuellement ensemble, etc. Plus rien ne définit « la famille » standard et plus rien n’en garantit la stabilité. Mais cette instabilité est assumée et valorisée comme une proposition universelle : c’est le prix à payer de l’amour, de l’indépendance et de l’épanouissement personnel.

En réalité, les célibataires et les couples modernes adorent ces nouvelles conditions pour cultiver l’amour, l’indépendance et l’épanouissement personnel. Mais ils en souffrent et s’en plaignent tout autant. Cette souffrance et les « accidents » massifs de l’amour moderne – la généralisation de la solitude sous ses différentes formes – est-ce un bien universel ? Est-ce une vie bonne que l’on peut souhaiter pour tous ?

L’islam invite la famille humaine à voir la réalité en face plutôt qu’à se fabriquer des illusions collectives destructrices. Il invite à vivre selon la sagesse plutôt que selon des habitudes et des normes sources d’injustices dans la société.

De façon générale, le discours médiatique diffuse une image très négative de l’islam et des musulmans sur différents sujets : l’intégration, l’école, les relations internationales… 

Dans ce tableau médiatique négatif, le thème de la famille est peut-être l’un des seuls sujets sur lequel on peut entendre un discours positif à l’égard des musulmans et de l’islam. Le modèle islamique de la famille est à la fois critiqué et admiré. En effet, en théorie, on se plaint de l’inégalité homme-femme, que la femme assume seule les tâches ménagères… Mais dans les faits, lorsqu’on va en vacances en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Mauritanie, au Sénégal, en Syrie ou en Turquie… : qu’est-ce qu’on apprécie l’hospitalité, l’art culinaire et l’esthétique de la vie de famille !

Dans les sociétés modernes, lorsqu’une maman veut réussir sa carrière, elle confie son enfant à une autre femme, souvent de culture étrangère, qui va en prendre soin. Ou encore, lorsqu’on envoie ses parents en maison de retraite, ce sont des femmes d’origines étrangères et souvent musulmanes qui vont en prendre soin.

La structure familiale musulmane continue de bouleverser les autres grâce à son hospitalité. La structure familiale musulmane, c’est une Da’wah ou une Invitation silencieuse à la sagesse de l’islam qui s’exprime concrètement à travers les faits. Beaucoup sont impressionnés par ces familles musulmanes qui savent accueillir sans rendez-vous, qui savent réjouir malgré des conditions parfois modestes, qui savent donner de la joie et fédérer autour de repas…

Si le modèle de « la famille à la carte » est une proposition universelle que la modernité est en train de mondialiser, n’apporte-t-il pas plus de destruction sociale que de bien ? 

On a besoin de philosophes, d’anthropologues, d’historiens, de sociologues, de politologues, d’éducateurs et de journalistes…, qui aident à retrouver le sens de la sagesse dans sa façon de vivre en famille, en formulant une proposition universelle plus juste et plus durable. 

La réduction des naissances est une proposition universelle

La modernité dit : « On ne doit pas faire beaucoup d’enfants car sinon la femme ne peut pas s’épanouir à travers le travail. En plus, la terre ne pourra pas contenir autant d’êtres humains. On doit donc réduire à 2 enfants maximum par couple ». 

L’islam dit : « Faites des enfants… ». Si le musulman dit : « Je veux faire ce que je veux chez moi, dans ma famille. Je veux faire plein d’enfants », la modernité lui répond : « Non, je ne peux pas te laisser faire car ton action et ta conception perturbent le monde entier ». 

En réalité, lorsqu’on dit que la terre ne pourra plus supporter toutes nos naissances, c’est au vu de la destruction de la nature que notre monde moderne a lui-même causée par sa « révolution industrielle ». Il ne suffit donc pas de dire : « Il faut aimer la nature, la respecter, et faire moins d’enfants ». La cause des forêts détruites, des mers et de l’air pollués, c’est l’Homme, c’est l’idéal moderne du « progrès », de « la vie réussie », et des industries de la consommation et du divertissement. 

La philosophie moderne ne suffit pas à transformer le rapport pervers qu’elle a instauré entre l’Homme et la nature. Car il faut réformer la modernité pour réformer la relation de l’Homme avec la nature. La postmodernité remet en cause les grandes croyances de la modernité : la Raison, le Progrès, etc. Mais à part déconstruire, elle n’a pas été capable de formuler une proposition universelle alternative.

Que peut-on proposer pour habiter la Terre sans la saturer par la surconsommation et par une répartition injuste des richesses ? En ouvrant cette piste de réflexion et de réforme, on renvoie la question du nombre d’enfants à sa juste place : une question secondaire comparée à la question des effets pervers de l’industrie de masse et la question de l’injustice économique et politique internationale. 

La nourriture industrielle est une proposition universelle

A partir du moment où les hommes et les femmes doivent chacun mener une activité économique, la cuisine faite maison va être remplacée par la cuisine industrielle. En effet, la cuisine industrielle et le fastfood permet de dispenser la famille du devoir de faire la cuisine en lui proposant une alternative. 

Par ailleurs, toute société doit être indépendante dans sa capacité à nourrir ses habitants. Qui produit, qui vend et qui consomme n’est pas important. Les sociétés humaines peuvent se compléter en se vendant et en s’achetant mutuellement des produits. Mais aucune société ne doit dépendre des autres pour sa survie quotidienne.

Certains pays comme les Etats-Unis d’Amérique ont atteint plus que l’indépendance alimentaire : le pouvoir de nourrir le monde entier grâce à ses multinationales. Par exemple, Mac Donald propose des hamburgers, des frites et du Coca Cola pour tous. Imaginons qu’il n’y a plus rien à manger dans le monde entier. L’Amérique pourrait nourrir l’humanité avec des steaks tous les jours, pendant un mois entier. 

Ainsi, l’industrie moderne a démontré son pouvoir de nourrir le monde et a fait de son alimentation une proposition universelle. 

Mais cette proposition universelle est-elle bonne pour la santé de tous ? N’est-elle pas le signe d’une domination politique et économique sur la plupart des pays du Sud qui sont contraints de produire pour satisfaire les besoins et les désirs de consommation des pays du Nord et que les organisations internationales (du commerce, de l’agriculture, de la santé…) ne laissent pas s’organiser pour satisfaire leurs besoins internes et assurer leur autonomie alimentaire ?

La laïcité est une proposition universelle

La laïcité est une proposition universelle. Elle affirme que pour réduire les conflits à l’intérieur d’une société, il faut moins de religion dans la gestion des affaires collectives ainsi que dans l’espace public. Car si les religions sont trop présentes, elles vont provoquer des conflits de points de vue qui finiront par entraîner de l’intolérance voire une guerre civile. 

La laïcité est une théorie qui porte sur la construction de la paix dans la société et à l’échelle internationale. Dans les faits, cette théorie n’a pas encore démontré sa solidité car dans les sociétés dites laïques, les minorités religieuses souffrent encore d’une humiliation et d’une discrimination institutionnelle, culturelle, économique, politique et religieuse.

A l’échelle internationale, les Etats les plus laïques sont aussi ceux qui déclenchent des guerres, qui les financent, qui en fournissent les armes. Dans l’histoire de l’humanité, les Etats laïques ont tué scientifiquement des millions et des millions de personnes, infiniment plus que ne l’ont fait les différents pouvoirs soutenus par les religions. 

Qu’est-ce le Coran répond face à cette proposition ? Dieu invite l’ensemble de la famille humaine à entrer dans une paix totale et universelle :

« Ô vous qui avez adhéré à la voie de Dieu ! Entrez dans une paix totale (les uns avec les autres), et ne suivez pas les traces du diable, car il est certes pour vous un ennemi déclaré ».

Coran 2 : 208
« Dieu invite à la Demeure de la Paix (Dâr al-Salâm) et Il guide qui Il veut vers une voie droite ». 

Coran 10 : 25

Ce n’est pas en réprimant la liberté religieuse que l’on peut assurer la paix dans le monde. Dès sa naissance et pendant des siècles, la civilisation islamique a accueilli des communautés et des individus animés d’une diversité de cultures et de religions. Elle a prouvé par les faits qu’une société peut baigner dans l’islam tout en garantissant à chacun la liberté de conscience et de religion. Mais au-delà de cette réussite historique, qu’est-ce que le Coran propose pour instaurer la paix dans le monde d’aujourd’hui ? A l’échelle nationale et internationale, quelle théorie peut-on dégager du Coran et de la réalité pour instaurer une paix mondiale juste ? Autrement dit, quelle proposition universelle peut-on imaginer aujourd’hui pour cultiver la paix et la justice dans le monde ?

Les sciences humaines et naturelles sont une proposition universelle

Les sciences humaines et naturelles sont enseignées dans toutes les universités du monde. C’est une proposition universelle pour connaître l’Homme et la nature de façon objective, indépendamment des croyances, des superstitions et des cultures. 

Et pourtant, malgré leur prétention à l’universalité, ces sciences posent de grands problèmes. Tout d’abord, elles se contredisent les unes les autres et n’arrivent pas à produire des connaissances cohérentes sur l’Homme et sur le monde, d’une théorie à l’autre et d’une discipline à l’autre. 

En plus, ces sciences contiennent des biais philosophiques, des partis pris politiques et de l’ethnocentrisme. En effet, elles contiennent une vision de l’Homme qui n’est pas uniquement physique, matérielle ou déduite de l’observation empirique. Elles contiennent une vision métaphysique de l’homme qui doit être interrogée à partir de la connaissance de l’homme que le Coran nous révèle. Elles sont au service d’un projet politique civilisationnel : « devenir maître et possesseur de la nature et des hommes des sociétés non-occidentales ». 

Les sciences modernes de l’homme et de la nature ont fourni les connaissances nécessaires pour coloniser les pays du Sud et pour coloniser la nature au point de menacer la survie globale de l’humanité. En effet, les géographes, les anthropologues, les psychologues, les philosophes, les hommes de lettres, les biologistes, etc. ont produit les connaissances qui allaient justifier et outiller la colonisation du monde. En exerçant leur métier de façon « neutre », les scientifiques ont produit les cartes des terres et des ressources naturelles à voler ; les anthropologues, les historiens et les sociologues ont fourni les cartes du pouvoir à manipuler et des divisions à accentuer ; les philosophes, les intellectuels et les hommes de lettres ont fourni les cartes des idées et des émotions qui allaient justifier et valoriser la colonisation. Ainsi, la « neutralité » des sciences en a été le meilleur instrument de domination. 

Qu’est-ce que l’islam propose pour éviter que la production de connaissances objectives sur le monde ne se pervertisse en la production d’une arme au service de la domination des autres et de la destruction de la planète ?

Prenons un exemple de biais présent dans les sciences humaines, dans l’histoire et les sciences politiques notamment. On parle de « l’Occupation allemande », de « la guerre d’Algérie » et du « conflit israélo-palestinien »… Quelle est la différence entre « occupation » et « colonisation » ? Pourquoi dans la formule « l’Occupation allemande » l’événement historique porte le nom de l’ennemi occupant alors que dans la formule « la guerre d’Algérie », le nom du pays colonisateur a disparu ? Pourquoi parler de « guerre » d’Algérie plutôt que d’occupation ou de colonisation de l’Algérie ? Et pourquoi met-on une majuscule à « O » d’ « Occupation » alors que la colonisation s’écrit en minuscule voire n’apparaît pas du tout dans le nom donné à cette période de l’histoire ? 

L’islam est une Invitation à la justice et à la sagesse même dans la façon de nommer des événements historiques. Quelles sont les règles scientifiques et éthiques qui doivent gouverner la façon de nommer des événements historiques ? 

L’islam encourage à rechercher la connaissance du monde et de la nature jusqu’en Chine. Mais la connaissance doit être utile, au service de l’être humain. Elle doit servir le projet civilisationnel de former des personnes vertueuses et des sociétés justes. Elle doit respecter des orientations éthiques dans sa façon d’étudier et d’agir sur l’homme et la nature. 

Le Coran est porteur d’une vision universelle de Dieu, du monde, de la famille humaine et du Bien commun… Il offre la philosophie dont nous avons besoin pour réformer les connaissances modernes. 

Les musulmans doivent s’engager dans la production de propositions universelles sur la base de la connaissance et de la sagesse que le Coran nous révèle et du monde que Dieu nous met à disposition. 

Ils doivent travailler à rendre les sciences humaines et naturelles plus justes, plus éthiques et plus durables. Face à la crise écologique que nous vivons, nous devons réformer les connaissances disciplinaires universitaires pour produire des connaissances au service de l’unité de la famille humaine et de la préservation de notre Maison commune, la Terre.

Mais y a-t-il quelqu’un pour s’engager dans cette voie et offrir à la famille humaine les fruits de son travail ? 

Le musulman doit participer à la production de propositions universelles

Le touriste qui va dans les pays musulmans observe, prend des photos…, mais il ne se dit pas qu’il est face à quelque chose d’universel. Il a le sentiment qu’il fait une sortie, qu’il voyage en regardant le folklore des autres. Il n’estime pas qu’il est face à des propositions universelles qui seraient bonnes pour sa vie personnelle et sociale. 

Ceci car les pays musulmans eux-mêmes ne cherchent pas à produire et à partager des propositions universelles. Ils se vantent plutôt de leurs spécificités et de leur « identité ». Ou alors, ils cherchent maladroitement à imiter des modèles modernes eux-mêmes en crise.

De la même manière, bien souvent, en France, lorsqu’on observe des associations et des groupes qui rassemblent des musulmans, on est davantage occupé à répondre à l’image négative que les médias diffusent sur les musulmans qu’à imaginer des propositions universelles bonnes pour tous. On est davantage sur la défensive, en train de défendre « notre identité » qu’à soumettre au débat public des propositions universelles.

A l’inverse, la civilisation moderne a un agenda de sujets et de propositions universelles qu’elle estime devoir imposer mondialement : la démocratie ; la laïcité ; la convergence vers une langue internationale commune (l’anglais pour les uns, le français pour les autres…) et l’effacement des langues nationales ; le désarmement des autres ; la révolution numérique, les réseaux sociaux et la surveillance de masse ; la vaccination de masse ; la consommation et le divertissement de masse ; l’organisation mondiale du commerce et de la santé ; l’économie libérale ; l’adoption du calendrier chrétien avec des journées et des fêtes communes à l’échelle mondiale ; l’éducation laïque qui marginalise l’éducation à la religion ; la famille nucléaire (deux parents et des enfants) plutôt que la famille élargie (grands-parents, parents, enfants, ongles, tantes, petits enfants…) ; la limitation du nombre d’enfants à deux ; le recul du mariage et la généralisation de l’amour libéral sans engagement ; la liberté, l’indépendance individuelle contre l’autorité de la famille, de la tradition et de la religion ; l’effacement de l’idée de genre et de distinction nette homme-femme ; la valorisation de l’homosexualité, etc. 

Bref, l’ensemble de ces concepts, institutions, moyens, industries et technologies, ce sont des propositions universelles que la civilisation moderne veut mondialiser. Mais toutes ses propositions ne sont pas universelles et ne méritent pas d’être mondialisées. 

En ce sens, la banque, l’industrie pharmaceutique, la voiture, l’amour sans engagement, la laïcité antireligieuse… : ce sont des propositions qui méritent d’être réévaluées, à la lumière de leurs impacts sur la société, sur le monde et sur la nature. 

La crise écologique actuelle impose de repenser notre façon de penser et de vivre. Mais nous sommes largement prisonniers du conformisme intellectuel, culturel et technologique… Quand les Etats-Unis d’Amérique inventent une technique ou un concept, celui-ci se diffuse en Europe au bout de dix à vingt ans, puis dans les pays du Sud trente à cinquante ans plus tard. Le cycle de la pensée conformiste mondiale est en train de détruire la planète.

On a besoin d’anticonformisme pour résister aux injustices et aux effets pervers que produisent ces propositions universelles. Seule une pensée non-conformiste peut être utile à l’humanité. La surexposition à la pollution informationnelle – celle des médias et des réseaux sociaux – empêche d’avoir un regard neuf sur les choses. 

Mais il ne suffit pas d’être non-conformiste et de s’opposer à tout ce qui se fait. Nous ne pouvons pas critiquer la mondialisation libérale sans proposer une autre voie. Nous avons besoin de regarder ailleurs, de voir mais aussi d’agir autrement.

Ce que nous voulons, c’est poser les bases d’une pensée mondiale commune. Chaque pays a besoin de répondre à des besoins universels : manger, boire, se soigner, éduquer, se défendre… C’est autour de ces besoins universels que nous devons construire les bases d’une pensée commune inspirée par l’amour de la sagesse et de la justice. 

Marx voulait apporter du pain à l’humanité. Freud voulait apporter du sexe à l’humanité. Qu’est-ce que les musulmans veulent apporter au monde d’aujourd’hui ? Le Coran offre au monde une vision universelle juste, équilibrée et durable. Mais y a-t-il quelqu’un pour réfléchir dessus et pour la porter au monde ?

Dans ce que la civilisation moderne produit comme base de pensée universelle, il y a aussi des propositions remarquables. 

Par exemple, Greenpeace produit des connaissances qu’elle oppose à celles des pollueurs pour contrer leur action. Le courant des lanceurs d’alerte est composé de personnes qui risquent leur vie pour dénoncer les grandes injustices institutionnelles, celles des grands groupes et des gouvernements. Ils font des propositions universelles alternatives à celles qui dominent dans le monde moderne.

Greenpeace et les lanceurs d’alerte nous rappellent que chaque communauté, société et civilisation a le devoir d’interpeller les autres, en leur demandant par exemple : « Pourquoi tu consommes autant d’eau dans la journée ? Pourquoi tu détruis les ressources mondiales en consommant comme tu le fais ? Sais-tu que la surconsommation est une forme d’injustice contre le monde et contre la nature ? Pourquoi tu colonises tel pays ? Pourquoi tu maltraites tes minorités ? Pourquoi tu empêches les gens de suivre leur conviction religieuse et philosophique… ? ». 

Nous devons nous interpeler les uns et les autres sur la base d’une pensée et d’une éthique universelles, ceci pour contribuer à rendre le monde meilleur. Le Coran nous invite en ce sens :

« Tel est le cas de ceux qui ont été injustement expulsés de leurs foyers uniquement pour avoir dit : ‘‘Dieu est notre Seigneur.’’ Si Dieu ne repoussait pas certains peuples par d’autres, des ermitages auraient été démolis, ainsi que des synagogues, des oratoires et des lieux de prières où le Nom de Dieu est souvent invoqué. Dieu soutiendra assurément ceux qui soutiennent Sa cause. Dieu est assurément Fort et Puissant ».

Coran 22 : 40
الَّذِينَ أُخْرِجُوا مِن دِيَارِهِم بِغَيْرِ حَقٍّ إِلَّا أَن يَقُولُوا رَبُّنَا اللَّهُ ۗ وَلَوْلَا دَفْعُ اللَّهِ النَّاسَ بَعْضَهُم بِبَعْضٍ لَّهُدِّمَتْ صَوَامِعُ وَبِيَعٌ وَصَلَوَاتٌ وَمَسَاجِدُ يُذْكَرُ فِيهَا اسْمُ اللَّهِ كَثِيرًا وَلَيَنصُرَنَّ اللَّهُ مَن يَنصُرُهُ ۗ إِنَّ اللَّهَ لَقَوِيٌّ عَزِيزٌ

Le monde moderne a un souci éthique grandissant. Il tient à trier les ordures dans les foyers, à trier les objets inutilisés pour les donner aux personnes dans le besoin. Il est sensible aux questions environnementales. Le musulman doit participer au développement du sens éthique dans la gestion des biens communs. 

Pendant des siècles, l’esprit musulman était au service du Bien commun et produisait des propositions universelles. Par exemple, il y a des savants musulmans qui défendaient qu’un territoire où il n’y a pas de médecins ni d’hôpital, ni de matériaux nécessaires aux travaux publics généraux (comme les routes, ponts…), c’est un territoire harâm où il nous est interdit de vivre. Ils encourageaient ainsi à bâtir des villes capables d’offrir des services publics. 

Or aujourd’hui, la Belgique, par exemple, qui est le plus petit pays d’Europe, a des routes plus développées que tous les pays musulmans réunis. Les musulmans ont perdu le sens du service public, de l’intérêt général et de l’universel. 

Avant, à Damas on trouvait un espace de retraite pour les anciens chevaux de mujâhidîn. Ils y séjournaient gratuitement jusqu’à leur mort où on les honorait par une fête. On trouvait également un espace d’accueil pour les femmes qui étaient en conflit avec leur mari. On les accueillait, les hébergeait, les conseillaient et on allait jusqu’à discuter avec le mari pour les réconcilier sans que leur famille ne s’en mêle et ne complique la situation. Maintenant, si un couple se dispute, où va la femme ? Problème ! 

Pendant des siècles, la société musulmane savait prendre en charge les affaires publiques et offrir des propositions universelles. Par exemple, on a produit des institutions universelles telles que les sciences, l’université et l’hôpital… Toutes ces prises en charge sociales sont de la responsabilité de la ummah. L’universalité est de la responsabilité de la Ummah pas celle de l’Etat. 

Il ne suffit pas de s’adresser aux autres peuples avec orgueil en disant que l’islam est universel et tolérant. 

Notre responsabilité individuelle et collective dépasse les frontières d’une nation particulière : la Terre entière est un espace d’adoration, de responsabilité, c’est-à-dire de khilâfah. Nous avons le devoir de réaliser le Bien et la Justice à tous les niveaux : en famille, dans la rue, à la mosquée, dans les institutions, au travail, dans les relations internationales et dans nos échanges avec la nature…

Conclusion

Qu’est-ce que les musulmans veulent apporter au monde d’aujourd’hui ?

Ils peuvent continuer à se noyer dans le verre de la victimisation, de la division, de la polémique, des sujets toxiques et inutiles… Ils peuvent continuer à se plaindre du monde dans lequel on est tous embarqué. Ils peuvent continuer à défendre des intérêts communautaires ou personnels. Ils peuvent continuer à se satisfaire d’une vie repliée sur leur réussite personnelle et leur épanouissement. Ou alors, ils peuvent répondre à l’Invitation de Dieu : participer à la construction d’une civilisation humaine joyeuse et juste. De quelle manière ?

Par l’exercice d’une pensée anticonformiste et la production de propositions universelles, aux côtés des différents partenaires civilisationnels. Quant aux spécificités, chaque civilisation, chaque société, chaque communauté ou chaque personne peut fermer les yeux sur les autres, pour se concentrer sur les causes communes les plus prioritaires.


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Meriem

Merci pour cet article qui rend compte de notre situation universelle alarmante et qui pousse à la réforme.