Symbole de la Croix & du Croissant : l’art islamique a-t-il un sens symbolique ?


Il y a des intellectuels, philosophes et historiens de l’art qui ont écrit sur « le symbolisme de l’art islamique ». Il y a parmi eux des musulmans et des personnes d’autres religions. Leur point commun est qu’ils sont tous nés ou ils ont tous été éduqués dans une culture occidentale chrétienne ou moderne. Ils ont développé une interprétation cachée (bâtinîyyah) ou symbolique de l’art islamique. 

Par exemple, René Guénon est un intellectuel occidental musulman, du courant traditionnaliste. Dans son livre Le Symbolisme de la Croix, il développe une interprétation intéressante sur ce que représente la Croix, en faisant appel à des traditions spirituelles très diverses (islam, hindouisme, taoïsme, Kabbale, christianisme, etc.). Pour lui, le symbolisme exprime le sens caché et sacré des choses. Lorsque le Christ meurt sur la Croix, il se passe quelque chose de supranaturel, de sacré, que la raison ne peut pas saisir. Seul le symbolisme peut en donner la signification métaphysique. Bien que ses interprétations soient intéressantes, le Coran, loin de les confirmer, les invalide

A titre d’illustration, le Coran nous révèle que Jésus n’est pas mort sur la croix, contrairement aux apparences et aux croyances qui ont perduré :


« Et parce qu’ils ont dit : ‘’Nous avons vraiment tué le Messie, Jésus, fils de Marie, messager de Dieu’’. Or, ils ne l’ont ni tué ni crucifié, mais il leur a semblé qu’ils le faisaient. Ceux qui sont en désaccord à ce sujet restent dans le doute ; ils n’ont pas une connaissance certaine, mais ne font que suivre une conjecture. Assurément, ils ne l’ont pas tué, mais Dieu l’a élevé vers Lui. Dieu est Puissant et Sage ».

Coran 4 : 157-158
وَقَوْلِهِمْ إِنَّا قَتَلْنَا الْمَسِيحَ عِيسَى ابْنَ مَرْيَمَ رَسُولَ اللَّهِ وَمَا قَتَلُوهُ وَمَا صَلَبُوهُ وَلَٰكِن شُبِّهَ لَهُمْ ۚ وَإِنَّ الَّذِينَ اخْتَلَفُوا فِيهِ لَفِي شَكٍّ مِّنْهُ ۚ مَا لَهُم بِهِ مِنْ عِلْمٍ إِلَّا اتِّبَاعَ الظَّنِّ ۚ وَمَا قَتَلُوهُ يَقِينًا
بَل رَّفَعَهُ اللَّهُ إِلَيْهِ ۚ وَكَانَ اللَّهُ عَزِيزًا حَكِيمًا

Comment donc René Guénon peut-il prétendre développer une interprétation symbolique et islamique de l’art – ici de la Croix – tout en contredisant la vérité que Dieu révèle dans le Coran, à savoir que Jésus n’est pas mort sur la croix ?

A la suite de René Guénon, d’autres encore affirment que de la même manière que la croix symbolise pour les chrétiens la scène de la crucifixion du Christ, le dôme de la mosquée de Jérusalem symboliserait le dôme du ciel.1

Qubbat al-Sakhrah (Le Dôme du Rocher) d’Abd al Malik à Jérusalem (71A.H/691 A.J-C)

Ces interprétations symboliques contredisent l’essence de l’art islamique et ses qualités d’abstraction.2 Il est étrange que des intellectuels continuent à interpréter l’art islamique d’une façon qui contredit l’ensemble de la culture islamique. 

En fait, ces interprétations sont sans doute biaisées par la vision occidentale chrétienne de l’art. En effet, ces intellectuels ont tendance à projeter sur l’art islamique les interprétations de l’art occidental chrétien. Ces biais sont renforcés par le fait que ceux qui produisent et enseignent l’histoire de l’art en général et l’histoire de l’art islamique en particulier, ce sont des universitaires qui sont nés oui qui ont été éduqués dans une culture occidentale. 

Dans le monde musulman, le champ de l’histoire de l’art a attiré peu de talents significatifs issus de la culture musulmane. Ce champ a davantage été développé et contrôlé par des universitaires étrangers à la culture musulmane et à l’islam. Comme les universités dans le monde musulman ont négligé l’enseignement et la recherche dans l’histoire de l’art, les musulmans intéressés par ce domaine vont étudier auprès des professeurs occidentaux qui voient l’art islamique selon les catégories de l’art occidental chrétien. Les universitaires musulmans, qu’ils soient convertis ou de culture musulmane, sont souvent influencés par les interprétations étrangères et erronées de l’art islamique, comme les non-musulmans. C’est ce qu’analyse al-Fârûqî :

❝ Il y a une troisième raison aux attributions récentes d’un contenu symbolique manifestement littéral à l’art islamique, en contradiction avec sa qualité abstraite inhérente. C’est l’influence du soufisme, le courant mystique au sein de l’Islam. Le mysticisme, en plus de son accent sur l’expérience personnelle et intérieure de la religion, est une doctrine ou une conviction qui met l’accent sur les qualités mystérieuses, ésotériques et magiques de la religion. De telles idées sont vraies pour la pensée mystique dans l’islam, ainsi que dans le christianisme, l’hindouisme, le jaïnisme, le judaïsme et d’autres traditions religieuses. Les mystiques ont généralement attribué des significations cachées aux lettres, mots et phrases ainsi qu’à tous les types de motifs visuels et de figures. Comme ils ont cherché, par divers moyens, à parvenir à l’union avec le divin, ils ont été beaucoup moins soucieux de maintenir la distinction claire entre les champs du transcendant et de la nature qui est une caractéristique de l’islam orthodoxe et du Tawhîd.

Personne ne peut nier l’existence de telles idées dans l’histoire islamique ou la prolifération de certaines pratiques et interprétations occultes qu’elles ont amené dans leur sillage. Mais ces faits ne doivent pas être disproportionnés pour expliquer l’ensemble du phénomène connu sous le nom d’art islamique. Bien que les mystiques aient essayé de faire valoir que le créateur du soufisme était Muhammad lui-même, ce n’est que des siècles après la mort du prophète que le mouvement a acquis une signification statistique. Son acceptation plus large à certaines périodes de l’histoire islamique ne peut être invoquée pour expliquer la genèse et toute l’histoire de l’art islamique. La présence d’un art uniquement islamique était déjà évidente au premier siècle après l’Hégire, une période qui précède certainement l’influence grandissante du soufisme. 

La Qubbah al-Sakhrah (le Dôme du Rocher) d’Abd al Malik à Jérusalem (71A.H/691 A.J-C) a tous les ingrédients et caractéristiques de l’art islamique ou de l’art coranique, bien longtemps avant que le soufisme ne prolifère et ne commence à attacher ses interprétations du symbolisme littéral aux arts islamiques. Le Dôme du Rocher n’était certainement pas un produit de l’idéologie mystique islamique. Par conséquent, il faut lui accorder une interprétation esthétique qui correspond à l’islam dans son ensemble. ❞ 3

Les auteurs qui publient sur l’art islamique selon des interprétations symboliques viennent principalement de ce groupe de convertis occidentaux blancs, de la classe supérieure et instruite, ou de leurs homologues occidentaux non-musulmans.4

Or ces interprétations symboliques contredisent la conscience esthétique musulmane populaire qui rejette toute idée de ressemblance entre la création et le Créateur et qui reste attachée à l’abstraction comme mode d’expression artistique le plus fidèle au Tawhîd. Même si elles séduisent les universitaires occidentaux ainsi que les soufis, ces interprétations symboliques ne satisfont pas le besoin d’une interprétation globale, cohérente et interne des arts islamiques. Une compréhension juste de l’art islamique doit se baser sur la dynamique interne à la civilisation islamique plutôt que sur une interprétation imposée par une tradition étrangère. 

Mausolée de Koutloug Aka (Shahi-Zinda, Samarcande, Ouzbékistan)

D’ailleurs, d’un point de vue historique, l’art islamique est né dans un environnement sémitique qui condamne toute représentation du champ de Dieu :

❝ Toutes ces attributions de contenu symbolique littéral sont contraires à l’essence de l’art islamique et à son caractère abstrait. L’art islamique est né et s’est développé dans un environnement sémitique qui a abandonné et condamné toutes les représentations du champ du transcendant. C’est un art basé sur une idée – le Tawhîd – qui ne peut s’exprimer esthétiquement par des liens réels ou imaginaires entre la nature et Dieu. De tels liens seraient une sorte de shirk ou d’ ‘’associationnisme’’ d’autres êtres et objets avec Allah ; et cela a été jugé comme la pratique la plus détestée, le péché majeur, dans l’Islam.

Ces croyances et prémisses ont généré dans la religion et la culture de l’Islam une qualité uniquement non symbolique. Il a souvent été noté que même les rituels de l’islam sont par essence fonctionnels plutôt que symboliques. L’appel à la prière, y compris le minaret lui-même, ne sont pas des éléments sonores ou visuels symboliques. Ils sont, respectivement, un acte pour aider les musulmans à se rassembler pour la prière à des moments précis de la journée et un moyen architectural pour faciliter cet acte.5

La niche ou mihrâb6 de la mosquée n’impose aucune déférence particulière à l’adorateur ; ce coin n’est pas plus saint que tout autre dans la mosquée.7

Le croissant, qui a souvent été associé à l’islam par les non-musulmans, n’a aucune signification en tant que symbole visuel de la foi dans la culture islamique. C’est plutôt un insigne de l’armée ottomane que les Européens considéraient à tort comme un symbole de la religion de l’Islam. Puisque la croix était devenue bien plus tôt le symbole du christianisme, ils en ont un peu trop rapidement conclu que l’Islam avait adopté le croissant comme symbole comparable.8 ❞ 9

En conclusion, l’art islamique n’est pas symbolique, n’a pas de signification symbolique cachée. L’art islamique est en fait un art « coranique », qui s’inspire du Coran dans sa façon d’exprimer le Beau. Pourquoi l’art d’inspiration coranique a-t-il interdit la représentation imagée de Dieu, des prophètes et des saints… ? Qu’est-ce que l’art islamique cherche à exprimer et de quelle manière ? Quelles sont ses caractéristiques et comment oriente-t-il la créativité humaine ? Telles sont les questions que nous essaierons d’approfondir à travers un nouvel article.

Pour aller plus loin :

The Arts of Islamic Civilization de Ismail Raji al-Faruqi. E-book disponible gratuitement à ici.

Notes

  1. Ceci est l’interprétation de Titus Burckhardt, Art of Islam, chap. 4.
  2. Al-Fârûqî, Ismâ’ïl Râjî (2013), The Arts of Islamic Civilization, International Institute of Islamic Thought, Virginia, USA, p.21.
  3. Témoignage de ‘Abdallah Ibn Mas’ûd.
  4. Al-Fârûqî, Ismâ’ïl Râjî (2013), The Arts of Islamic Civilization, International Institute of Islamic Thought, Virginia, USA, p.27.
  5. Ceci contraste avec les sacrements du christianisme et les cérémonies de libation des hindous.
  6. Le mihrâb est une niche architecturale au sein de la mosquée. Elle indique la qiblah, la direction de la Ka’bâ à La Mecque vers où se tournent les musulmans pendant la prière.
  7. Ceci contraste avec la signification de l’autel de la cathédrale catholique et de la statue du dieu dans un temple hindou.
  8. Interprétation que l’on retrouve par exemple dans ce livre : Thomas Arnold, “Symbolism and Islam,” The Burlington Magazine, 53 (July-Dec., 1928), pp. 155–156.
  9. Al-Fârûqî, Ismâ’ïl Râjî (2013), The Arts of Islamic Civilization, International Institute of Islamic Thought, Virginia, USA, p.21-22.

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