Lorsque Edward Said a publié L’Orientalisme en 1978, il a déclenché une onde de choc dans les universités occidentales. Son livre dénonçait la façon dont l’Occident avait construit une image déformée de l’Orient, transformant ce dernier en objet d’étude et de domination. Quarante ans plus tard, le penseur palestino-américain Wael B. Hallaq relance le débat, mais cette fois avec une ambition bien plus vaste.[1] Pour lui, critiquer l’Orientalisme sans remettre en question la modernité elle-même, c’est comme soigner les symptômes sans traiter la maladie. Dans son livre Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, Hallaq nous invite à un voyage intellectuel dérangeant : et si l’Orientalisme n’était que la partie visible d’un iceberg bien plus imposant ? Et si les crises écologiques, les guerres, les colonisations, les génocides et la destruction de la planète n’étaient pas des accidents de la modernité mais ses fruits logiques ?
Nous vivons à une époque où le projet moderne occidental s’est mondialisé, imposant sa vision du monde, ses sciences et ses technologies à l’ensemble de l’humanité. Pourtant, ce projet qui promettait le progrès et le bien-être a conduit à une crise globale sans précédent. La destruction de l’environnement, les inégalités croissantes, la perte de sens et la montée de l’individualisme sont autant de signaux d’alarme. Face à cette situation, Hallaq pose une question radicale : peut-on vraiment résoudre les problèmes de la modernité en restant prisonniers de ses catégories de pensée ? La civilisation islamique, avec sa vision éthique du monde, peut-elle offrir des ressources pour penser autrement et sortir de l’impasse ?
Wael B. Hallaq n’est pas un penseur ordinaire. Né à Nazareth en 1955, ce Palestinien chrétien naturalisé américain est aujourd’hui l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la philosophie du droit musulman. Professeur à l’université Columbia, il a consacré sa carrière à explorer la civilisation islamique à travers ses institutions juridiques, sa philosophie morale et sa vision du monde. Ce qui rend son travail particulièrement intéressant, c’est qu’il ne se contente pas d’étudier l’islam comme un simple objet académique. Pour lui, l’islam représente une source de pensée critique et créative, capable d’offrir un contraste radical avec la modernité occidentale et de nous aider à repenser notre rapport au monde, à la nature et à l’Autre. Son approche unique lui a valu d’être inclus parmi les 500 musulmans les plus influents au monde, malgré sa confession chrétienne, témoignant de la reconnaissance de sa contribution à la pensée islamique contemporaine.
Pourquoi la critique de l’Orientalisme reste-t-elle insuffisante ?
La critique que Said a formulée de l’Orientalisme a marqué une génération entière de chercheurs. Son analyse montrait comment les savants occidentaux avaient fabriqué une image de l’Orient qui servait les intérêts colonialistes et impérialistes de l’Occident. Les Orientaux étaient dépeints comme irrationnels, despotiques et arriérés, justifiant ainsi la mission civilisatrice de l’Europe. Cette dénonciation a permis une prise de conscience salutaire. Mais pour Hallaq, elle comporte une limite majeure : elle ne va pas assez loin dans sa critique.
Selon Hallaq, le problème fondamental de la critique de Said réside dans son cadre conceptuel. Said reste prisonnier des catégories de pensée modernes qu’il prétend critiquer. Il adopte l’humanisme laïc et le libéralisme comme références ultimes, sans se rendre compte que ces idéologies font partie du même système qui a produit l’Orientalisme. Hallaq explique :
« Agir en tant que critique de l’Orientalisme dans les limites des valeurs de l’humanisme laïc et de l’éthique bourgeoise, c’est travailler aux causes mêmes qui ont créé l’Orientalisme. Le colonialisme, la domination souveraine, la violence et l’ambition de puissance (sans parler de considérations environnementales et d’autres facteurs), nés des mêmes structures et formations de pensée, ne sont jamais problématisés en profondeur, ni mis en relation structurelle avec le phénomène de l’Orientalisme. »[2]
Cette limite n’est pas anodine. En ne remettant pas en cause les fondements philosophiques de la modernité occidentale, Said a en réalité sauvé le système qu’il prétendait critiquer. L’Orientalisme a pu se réformer superficiellement, adopter un langage plus sophistiqué et moins ouvertement raciste, mais sa structure profonde est restée intacte. Plus grave encore, la critique de Said a permis de détourner l’attention des vraies questions : le matérialisme, le sécularisme, l’occidentalo-centrisme, l’anthropocentrisme, le libéralisme et le capitalisme qui sont au cœur du projet moderne et qui structurent l’ensemble des sciences humaines et naturelles.
Hallaq montre que l’erreur de Said consiste à faire de l’Orientalisme un bouc émissaire. En concentrant toute la critique sur cette discipline particulière, on laisse intact l’ensemble de l’appareil intellectuel et institutionnel de la modernité. Pourtant, les mêmes biais que l’on reproche à l’Orientalisme se retrouvent dans toutes les disciplines universitaires : l’histoire, l’anthropologie, l’économie, les sciences politiques, les sciences naturelles, etc. Toutes partagent la même vision du monde, les mêmes présupposés sur le progrès, la rationalité et la supériorité de la civilisation occidentale moderne.
« En faisant de l’Orientalisme un bouc émissaire, Said et le champ discursif même que son travail a créé ont laissé intacts les ancrages structurels des sciences, des sciences sociales et des sciences humaines, ainsi que leurs manifestations politiques dans le projet moderne plus large. »[3]
Cette observation nous conduit à une question essentielle : peut-on vraiment distinguer le « bon » orientaliste du « mauvais » ? Pour Hallaq, cette distinction est hors de propos. Un orientaliste n’est pas mauvais simplement parce qu’il représente mal l’Orient, ni bon parce qu’il en donne une image positive. Ce qui compte, c’est la structure de pensée à laquelle il appartient. Tant que cette structure n’est pas remise en cause, le problème persiste, quelle que soit la bonne volonté individuelle du chercheur.
Pour dépasser cette impasse, Hallaq propose une approche différente, inspirée par Michel Foucault. Il introduit le concept de « domaine central » ou paradigme. Ce concept permet de comprendre qu’une civilisation ou une époque se caractérise par certains traits dominants qui structurent l’ensemble de ses manifestations. Par exemple, le capitalisme est un domaine central de la modernité euro-américaine. Cela ne veut pas dire que tout, dans la modernité, se réduit au capitalisme, mais que celui-ci constitue une force structurante majeure qui influence tous les autres domaines.
De la même manière, l’islam comme vision éthique du monde constitue un domaine central de la civilisation islamique. Reconnaître ces domaines centraux permet d’éviter deux écueils : d’une part, le réductionnisme qui réduirait une civilisation à un seul trait caricatural, et d’autre part, le relativisme qui rendrait impossible toute comparaison en niant l’existence de caractéristiques dominantes. Cette approche permet de comparer l’islam et la modernité de manière rigoureuse, en identifiant ce qui structure véritablement chacun de ces systèmes.
La science moderne est-elle un outil neutre ou un instrument de domination ?
L’une des croyances les plus ancrées de notre époque est que la science est neutre, objective et universelle. Selon cette vision, la science se contente de décrire la réalité telle qu’elle est, sans jugement de valeur. Les applications que l’on fait de la science peuvent être bonnes ou mauvaises, mais la science elle-même reste au-dessus de ces considérations morales. Hallaq remet radicalement en question cette vision rassurante mais fausse.
Pour lui, la science moderne n’est pas séparée du projet colonial et génocidaire de l’Occident. Elle en fait partie intégrante. Les mêmes structures de pensée qui ont produit la révolution scientifique ont également rendu possibles la colonisation, l’esclavage et la destruction massive de populations entières. Cette violence n’est pas un accident ou une déviation du projet scientifique moderne, mais son expression logique.
Hallaq s’appuie sur les analyses de René Guénon pour montrer que la science moderne repose sur un matérialisme philosophique qui nie toute dimension sacrée ou spirituelle au monde. Dans cette vision, la nature n’est qu’un ensemble de ressources à exploiter. L’être humain lui-même est réduit à un organisme biologique parmi d’autres, sans dignité particulière. Cette désacralisation du monde a des conséquences pratiques désastreuses.
« La doctrine du progrès n’apparaît jamais dans L’Orientalisme et n’est jamais problématisée en tant que pierre angulaire du projet orientaliste dominant. La science et la philosophie en tant que telles ne sont jamais impliquées dans quoi que ce soit en rapport avec la “culture” dans son ensemble dont l’Orientalisme s’est rendu complice. »[4]
Le lien entre science et domination apparaît de manière criante dans l’histoire du colonialisme. Les sciences humaines et naturelles ont fourni les catégories intellectuelles nécessaires pour justifier l’exploitation et la destruction des peuples colonisés. Les théories raciales, le darwinisme social, l’anthropologie coloniale : toutes ces disciplines prétendument scientifiques ont légitimé l’idée que certains peuples étaient inférieurs et pouvaient donc être dominés, exploités, voire exterminés.
Hallaq montre que cette logique ne s’est pas arrêtée avec la décolonisation formelle. Elle se poursuit aujourd’hui à travers les multinationales qui exploitent les ressources naturelles et humaines des pays du Sud avec la même violence que les anciennes puissances coloniales. Les entreprises comme Chevron, Coca-Cola, General Electric agissent avec une impunité qui rappelle celle des administrations coloniales. Elles polluent, exploitent, tuent même parfois ceux qui s’opposent à elles, le tout au nom du développement économique et du progrès technique.
« Lorsque Chevron déverse des milliards de litres de produits toxiques dans les eaux potables de l’Équateur et lorsqu’elle engage des mercenaires pour tirer sur les manifestants pacifiques qui s’opposent à ses activités abusives au Nigeria, et souvent les tuer, elle se comporte effectivement, même si ce n’est pas “formellement” ou “légalement”, de la même manière que les gouvernements coloniaux se sont comportés dans les colonies. »[5]
Cette violence systémique n’est pas le fait de quelques entreprises voyoues. Elle découle logiquement d’une vision du monde où l’être humain et la nature sont réduits à de simples ressources exploitables. Dans cette logique, il n’y a pas de limite morale à ce que l’on peut faire. La principale seule est de savoir ce qui est techniquement possible et économiquement rentable. L’éthique est évacuée au profit d’une rationalité purement instrumentale.
Hallaq établit un lien troublant entre colonialisme et génocide. Les deux phénomènes partagent la même structure de pensée : la négation de l’humanité de l’Autre. Que ce soit l’indigène américain, l’Africain esclave, le Palestinien déporté ou le Juif européen exterminé, tous ont été traités comme des obstacles à éliminer sur le chemin du progrès et de la civilisation. La technologie moderne, loin d’être neutre, a fourni les moyens de réaliser ces projets génocidaires à une échelle sans précédent.
« Si d’autres “nations”, “États” ou “empires” avaient possédé une telle technologie à des moments antérieurs de l’histoire de l’humanité, ils auraient commis des actes identiques ou similaires à ceux des nazis ou des colons européens. Mais cela ne rend pas compte de la raison d’être et de la généalogie de ce type de technologie. Les actes de violence commis au moyen de ces armes ne sont pas non plus accessoires à leur invention. »[6]
Cette analyse dérangeante nous force à reconnaître que les génocides modernes ne sont pas des exceptions aberrantes mais l’expression d’une logique profonde du projet moderne. Tant que nous ne remettons pas en cause les fondements philosophiques de ce projet – son anthropocentrisme, son matérialisme, la séparation entre la science et l’éthique, sa vision instrumentale de la raison – nous resterons prisonniers de cette dynamique destructrice.
Comment la modernité a-t-elle conduit à la crise écologique ?
La crise écologique que nous vivons aujourd’hui n’est pas un accident. Elle n’est pas le résultat d’erreurs individuelles ou d’excès qu’il suffirait de corriger. Pour Hallaq, elle est la conséquence logique et inévitable du projet moderne dans son ensemble. Cette thèse peut sembler excessive, mais elle mérite d’être examinée sérieusement.
Le système moderne repose sur trois piliers : le capitalisme, la technologie et l’industrialisme. Ces trois éléments ne sont pas indépendants les uns des autres. Ils forment un système cohérent, soutenu par une vision du monde qui se prétend rationnelle mais qui, en réalité, manque cruellement de contraintes éthiques et morales. Cette rationalité moderne se caractérise par sa capacité à calculer, mesurer, optimiser, mais elle est incapable de se poser la question fondamentale : vers quoi devons-nous tendre ? Qu’est-ce qu’une vie bonne, une société juste, un rapport harmonieux avec la nature ?
« La crise écologique et environnementale est endémique au système moderne même qui la produit, ce qui revient à dire que la crise elle-même est systémique et non contingente. Le système moderne qui rassemble de manière cohérente le capitalisme, la technologie, l’industrialisme et un système juridique qui réglemente leur conduite est fondé sur des formes de connaissance qui sont censées être rationnelles. Cette rationalité manque de contraintes morales et éthiques suffisantes pour permettre de vivre dans le monde sans un penchant notable pour la destruction. »[7]
Cette critique rejoint celle formulée par le philosophe Andrew Vincent qui affirme que ce sont les valeurs et les pratiques mêmes de la théorie de la justice libérale qui « constituent le principal danger pour l’environnement ». Comment comprendre ce lien entre libéralisme et destruction écologique ? Le libéralisme moderne repose sur l’idée que l’individu est souverain et que la liberté consiste à pouvoir satisfaire ses désirs sans entraves. Cette conception de la liberté conduit nécessairement à une consommation illimitée des ressources naturelles.
Or, la nature n’est pas une ressource infinie. Elle a ses propres rythmes, ses équilibres, ses limites. La vision moderne du monde nie ces réalités. Elle transforme la nature en simple matière première destinée à satisfaire les besoins – ou plutôt les désirs – humains. Cette instrumentalisation de la nature découle directement du matérialisme philosophique qui structure la pensée moderne depuis les Lumières.
Face à cette crise, certains proposent de cultiver un sentiment de gratitude envers la nature. Hallaq examine cette proposition avec attention. Il montre qu’elle se heurte à une difficulté majeure : dans une vision athée et matérialiste du monde, pourquoi devrait-on être reconnaissant envers la nature ? Si celle-ci n’est qu’un mécanisme aveugle, sans intention ni conscience, comment justifier rationnellement un sentiment de gratitude à son égard ?
« Dans un article important sur ce qu’elle appelle “la rationalité du sentiment de gratitude envers la nature”, l’éthicienne de l’environnement Karen Bardsley conteste la conception paradigmatique des Lumières d’une nature dénudée, mécanique et désenchantée. Dans cette conception, le sentiment de gratitude en tant que concept clé est considéré comme inapproprié en réponse aux décisions non intentionnelles de quelqu’un, de sorte que si la nature est considérée comme une simple matière inanimée, l’exigence selon laquelle nous devrions éprouver de la gratitude à son égard s’effondre. »[8]
Cette difficulté révèle une limite fondamentale du projet moderne : l’impossibilité de fonder une éthique environnementale cohérente sur des bases purement laïques et matérialistes. Dans une vision religieuse du monde, en revanche, la gratitude envers la nature a un sens évident. Pour un musulman, remercier Dieu pour les bienfaits de la création est une attitude naturelle et rationnelle. La nature elle-même, en tant que création divine, mérite respect et sollicitude parce qu’elle remplit une fonction dans l’ordre cosmique voulu par le Créateur.
Cette différence de perspective n’est pas anodine. Elle a des implications pratiques considérables. Une civilisation qui voit la nature comme sacrée aura spontanément un rapport plus respectueux et plus durable avec elle. Les civilisations prémodernes, y compris la civilisation islamique, ont développé des pratiques et des institutions qui permettaient de préserver l’environnement sur le long terme. La modernité occidentale, en désacralisant la nature, a ouvert la voie à son exploitation sans limites.
Quelle critique peut véritablement changer le monde ?
Face à la crise globale de la modernité, deux types de critique s’opposent : « la critique normale » et « la critique déconstructive ». Comprendre cette distinction est essentiel si l’on veut vraiment sortir de l’impasse.
La critique normale accepte les fondements du système qu’elle critique. Elle pointe des dysfonctionnements, des excès, des applications erronées, mais elle ne remet jamais en cause les principes de base. C’est la critique de Keynes face au libéralisme classique, ou celle de Said face à l’Orientalisme. Ces critiques ont leur utilité : elles permettent au système de s’adapter, de se réformer, de corriger ses erreurs les plus flagrantes. Mais paradoxalement, elles finissent par renforcer le système au lieu de le transformer.
« En raison de sa dissidence sur des questions majeures – mais non fondamentales ou systémiques – au sein du système, l’auteur dissident provoque invariablement et inévitablement une opposition et une contre-critique. Les adeptes de l’auteur dissident finissent par renforcer le système. »[9]
La critique déconstructive, en revanche, s’attaque aux fondements mêmes du système. Elle ne se contente pas de corriger ou d’améliorer, elle vise à transformer radicalement. Pour Hallaq, c’est cette forme de critique que nous devons développer aujourd’hui. Cela implique de remettre en question les idées que nous tenons pour évidentes : le progrès, la raison instrumentale, l’anthropocentrisme, la séparation entre faits et valeurs, entre science et éthique.
Cette critique déconstructive ne peut pas se faire de l’intérieur du système moderne. Elle nécessite un point d’appui extérieur, un contraste radical qui permette de voir la modernité avec un regard neuf. C’est là que la civilisation islamique, avec sa vision éthique du monde, peut jouer un rôle crucial. Non pas en proposant un retour nostalgique au passé, mais en offrant des ressources conceptuelles pour penser autrement le présent et l’avenir.
Hallaq compare sa critique à d’autres courants critiques contemporains : l’écologie politique, la pensée décoloniale, le postmodernisme. Chacun de ces courants apporte des éléments intéressants, mais tous présentent des limites. L’écologie politique, par exemple, ne remet pas en cause la sécularisation des sciences, la séparation entre la science et l’éthique, et elle reste prisonnière des catégories modernes. Elle cherche à « changer le monde » mais sans réintroduire l’éthique comme principe régulateur de toutes les activités humaines.
La pensée décoloniale critique le colonialisme mais ne va pas assez loin dans sa remise en cause de la modernité. De plus, elle reste souvent attachée au marxisme et à une vision matérialiste de l’histoire. Elle vise une libération politique mais ne propose pas de fondement éthique alternatif à celui du sécularisme moderne.
Quant au postmodernisme, il partage avec la critique islamique de la modernité un scepticisme salutaire envers les grands récits modernes du progrès et de la raison. Mais il tombe dans l’excès inverse : un relativisme absolu qui nie toute possibilité de vérité universelle. Or, pour Hallaq, l’islam n’est pas une simple tradition culturelle parmi d’autres. C’est une proposition universelle, porteuse d’une vision éthique du monde qui peut parler à tous les êtres humains, quelle que soit leur origine.
Cette critique déconstructive s’applique également au concept moderne de liberté. Dans la vision libérale, la liberté se définit de manière négative : être libre, c’est ne pas être empêché de faire ce qu’on veut. Cette liberté extérieure (al-ḥurrīyah al-khārijīyah) conduit paradoxalement à une nouvelle forme d’esclavage : l’esclavage aux désirs, à la consommation, aux pulsions immédiates, et aux multinationales qui les exploitent.
La tradition islamique propose une conception différente : la liberté intérieure (al-ḥurrīyah al-dākhilīyah). Cette liberté consiste à se libérer de la tyrannie des passions et des désirs sources d’injustices. Elle passe par le contentement (al-qanāʿah), c’est-à-dire l’art de se satisfaire de ce que l’on a plutôt que de courir sans cesse après de nouveaux biens. Cette liberté intérieure construit ce que Hallaq appelle une « forteresse morale » (al-ḥiṣn al-akhlāqī), qui permet à l’individu de résister aux pressions du marché et de la société de consommation.
Cette distinction entre liberté extérieure et liberté intérieure a des implications considérables pour notre compréhension de la crise moderne. Si nous continuons à définir la liberté uniquement en termes de capacité à satisfaire nos désirs, nous resterons prisonniers d’une logique libérale consumériste destructrice. Si nous adoptons une conception éthique de la liberté, centrée sur la maîtrise de soi et le contentement, nous ouvrons la voie à un mode de vie plus durable et plus humain.
Une pensée transmoderne au service de l’humanité
La proposition de Hallaq va bien au-delà d’une simple critique académique de l’Orientalisme ou de la modernité. Elle vise à ouvrir un nouvel espace intellectuel : une pensée transmoderne qui se libère des catégories et des présupposés modernes pour proposer des alternatives réelles aux crises de notre temps.
Cette pensée transmoderne ne consiste pas à rejeter en bloc tout ce qui vient de l’Occident moderne. Ce serait aussi absurde que de l’accepter aveuglément. Il s’agit plutôt de développer un regard critique qui sache discerner ce qui, dans le projet moderne, peut être conservé et ce qui doit être radicalement transformé. Cette critique ne peut se faire qu’à partir d’un lieu d’énonciation différent, qui ne soit pas lui-même contaminé par les bias et partis pris modernes.
L’islam, compris comme vision éthique du monde et non comme simple religion au sens moderne du terme, offre ce lieu d’énonciation alternatif. La civilisation islamique a développé pendant des siècles des institutions, des sciences et des pratiques qui reposaient sur une vision du monde radicalement différente qui a permis de vivre en harmonie avec la création. Au cœur de cette vision se trouve l’idée que l’éthique (al-akhlāq) doit réguler tous les domaines de l’activité humaine : l’économie, la politique, la science, la technologie, l’éducation, les relations sociales, etc.
Cette centralité de l’éthique dans la civilisation islamique n’est pas un idéal abstrait. Elle s’est concrétisée historiquement dans des institutions comme la sharīʿah, qui n’était pas simplement un code de lois au sens moderne, mais un cadre éthique et juridique englobant tous les aspects de la vie individuelle et collective. Contrairement à l’État moderne qui exerce un pouvoir souverain sans régulation éthique véritable, les institutions islamiques de gouvernance étaient constamment soumises à l’examen des savants (ʿulamāʾ) qui s’assuraient de leur conformité aux principes éthiques de l’islam.
Hallaq ne propose pas un retour nostalgique à ces institutions prémodernes. Il serait absurde de vouloir simplement transposer des formes institutionnelles du passé dans notre contexte contemporain radicalement différent. Ce qu’il propose, c’est de s’inspirer des principes éthiques qui structuraient ces institutions pour imaginer de nouvelles formes de gouvernance, d’économie et de vie sociale adaptées à notre époque mais fondées sur une vision éthique du monde.
Cette approche se distingue radicalement des discours sur une prétendue « modernité islamique ». Pour Hallaq, parler de modernité islamique, c’est encore rester prisonnier des catégories modernes. Cela revient à prendre l’Occident moderne comme référence ultime et à chercher comment l’islam peut s’y adapter. Or, c’est précisément cette attitude qui a conduit les sociétés musulmanes dans l’impasse où elles se trouvent aujourd’hui. Au lieu de copier servilement la modernité occidentale, elles devraient puiser dans leurs propres ressources intellectuelles et spirituelles pour proposer des alternatives.
Nous sommes à un moment charnière de l’histoire humaine. La crise écologique, les guerres d’appropriation des ressources naturelles et humaines du Sud, les inégalités croissantes, la perte de sens et la destruction des liens sociaux traditionnels montrent que le projet moderne arrive à ses limites. Les sociétés occidentales elles-mêmes cherchent désespérément des solutions à des problèmes qu’elles ont créés. Dans ce contexte, il serait absurde que les sociétés musulmanes continuent à imiter aveuglément un modèle en faillite.
« La compréhension de plus en plus répandue et prolifique du fait que le projet moderne, ainsi que son système de connaissances, n’est pas viable est en train d’occuper le devant de la scène. Des groupes d’activistes influents et d’éminents intellectuels en Inde, en Chine et dans plusieurs autres pays ont pris conscience qu’une restructuration majeure, voire une refonte, des systèmes paradigmatiques de la modernité s’imposait. La crise touche le village planétaire et n’est pas l’affaire de groupes ou de pays particuliers. »[10]
Cette prise de conscience ouvre un espace pour un dialogue véritablement fructueux entre civilisations. Non pas un dialogue où l’une impose ses catégories et ses normes à l’autre, mais un dialogue d’égal à égal où chacune peut apprendre de l’autre. Pour Hallaq, l’islam n’est pas seulement un objet d’étude académique, mais un interlocuteur intellectuel, un partenaire de réflexion dont nous pouvons tous apprendre quelque chose.
Cette invitation au dialogue ne signifie pas que tout, dans l’héritage islamique, soit pertinent ni directement applicable aujourd’hui. Cet héritage lui-même doit être soumis à un examen critique à la lumière du Coran et de la Sunnah authentique. Le courant réformiste musulman (iṣlāḥ) dont Hallaq fait partie se distingue aussi bien du traditionalisme qui sacralise le passé que du modernisme qui idolâtre l’Occident. Il propose une voie médiane : s’inspirer des principes éternels de l’islam tout en les repensant de manière créative pour répondre aux défis de notre époque.
Conclusion : Vers une nouvelle Renaissance islamique
Le travail de Wael Hallaq nous confronte à une réalité dérangeante : les crises multiples que nous vivons ne sont pas des accidents de parcours qu’il suffirait de corriger par quelques ajustements. Elles sont l’expression logique d’un système de pensée et d’action qui structure la modernité depuis ses origines. La crise écologique, les inégalités massives, les guerres sans fin pour l’appropriation des ressources naturelles et humaines des autres, la perte de sens existentiel : tous ces phénomènes découlent d’une même vision du monde qui a séparé la science de l’éthique, réduit la nature à une ressource exploitable et transformé l’être humain en simple consommateur.
Face à cette situation, deux attitudes sont possibles. Nous pouvons continuer à croire que plus de modernité résoudra les problèmes créés par la modernité elle-même. C’est l’attitude dominante aujourd’hui : on cherche des solutions technologiques à la crise écologique, des régulations juridiques aux excès du capitalisme, des réformes institutionnelles aux dysfonctionnements politiques. Mais toutes ces solutions restent prisonnières du cadre moderne et ne font que déplacer les problèmes sans les résoudre véritablement.
L’autre attitude, celle que propose Hallaq, consiste à sortir du cadre moderne pour penser véritablement autrement. Cela ne signifie pas rejeter en bloc tout ce qui a été accompli depuis les Lumières, mais remettre radicalement en question les fondements philosophiques de la modernité : son anthropocentrisme, son occidentalo-centrisme, son matérialisme, sa conception instrumentale de la raison, sa séparation entre faits et valeurs…
Cette remise en question ne peut se faire de l’intérieur du système moderne. Elle nécessite un point d’appui extérieur, un contraste radical qui permette de voir les choses autrement. La civilisation islamique, avec sa vision éthique du monde et sa longue histoire d’institutions au service du bien commun, peut offrir ce contraste nécessaire. Non pas pour imposer un modèle tout fait, mais pour ouvrir l’imagination à des possibilités nouvelles.
Le moment est crucial. Nous sommes à la fois à la fin d’un cycle civilisationnel et au début d’un nouveau. Les certitudes du projet moderne s’effondrent les unes après les autres. Le développement matériel ne garantit pas le bonheur, le progrès technique ne résout pas les problèmes humains fondamentaux, la croissance économique détruit la planète. Il est temps d’oser penser autrement, de puiser dans la sagesse révélée à l’humanité pour imaginer un avenir différent.
« Toute la série critique dont je parle a pour objectif conscient de ne pas traiter l’islam comme un objet d’étude, mais plutôt comme un interlocuteur, un partenaire intellectuel dont on peut apprendre quelque chose. »[11]
Cette invitation de Hallaq à considérer l’islam comme un partenaire intellectuel plutôt que comme un simple objet d’étude représente un changement de paradigme fondamental. Elle ouvre la voie à ce qu’on pourrait appeler une nouvelle Renaissance islamique, non pas au sens d’un retour au passé, mais au sens d’un renouveau créatif qui puiserait dans les principes éternels de l’islam pour proposer des réponses aux défis de notre temps.
Cette Renaissance ne sera possible que si nous acceptons de remettre l’éthique au centre de toutes nos activités : économiques, politiques, scientifiques, technologiques. Elle nécessite de reconstruire une vision cohérente du monde où l’être humain se comprend comme une partie d’un tout, une créature parmi d’autres créatures, avec des responsabilités envers le Créateur, envers ses semblables et envers la nature tout entière. Elle exige de redéfinir la liberté non comme la satisfaction illimitée des désirs mais comme la maîtrise de soi et le contentement.
Ces propositions peuvent sembler utopiques à ceux qui sont habitués aux catégories de pensée modernes. Mais comme le montre Hallaq, ce qui est véritablement utopique, c’est de croire que nous pouvons continuer indéfiniment sur la trajectoire actuelle sans catastrophe majeure. La vraie sagesse consiste à avoir le courage de remettre en question les évidences et d’explorer des voies alternatives avant qu’il ne soit trop tard.
Le travail de Wael Hallaq ne fournit pas de solutions toutes faites aux crises de notre temps. Il fait quelque chose de plus précieux : il ouvre notre regard, il élargit notre horizon intellectuel, il nous montre qu’un autre monde est possible. À nous de saisir cette opportunité pour construire ensemble un avenir plus juste, plus harmonieux et plus humain.
Bibliographie
Adeola, Francis O. « Environmental Injustice and Human Rights Abuse : The States, MNCs, and Repression of Minority Groups in the World System. » Human Ecology Review 8, n° 1 (2001) : 39-59.
Bardsley, Karen. « Mother Nature and the Mother of All Virtues : On the Rationality of Feeling Gratitude Toward Nature. » Environmental Ethics 35, n° 1 (printemps 2013) : 27-40.
Bennabi, Malek. L’islam et le savoir. Paris : Islam actuel, 2024.
Benzine, Rachid. Les Nouveaux Penseurs de l’islam. Paris : Albin Michel, 2008.
Benaïssa, Hamza. La connaissance traditionnelle et l’épistémologie moderne. Paris : Fiat-Lux, 2016.
de-Shalit, Avner. « Is Liberalism Environment-Friendly ? » Dans The Environment Between Theory and Practice, Oxford, 2000.
Esposito, John, et Ibrahim Kalin. The 500 most influential Muslims. Amman : The Royal Islamic Strategic Studies Centre, 2009.
Eyal, Gil. « Dangerous Liaisons Between Military Intelligence and Middle Eastern Studies in Israel. » Theory and Society 31, n° 5 (octobre 2002) : 653-693.
Guénon, René. East and West. Traduit par Martin Lings. Ghent, NY : Sophia Perennis, 2001 [1924].
Guénon, René. Le symbolisme de la croix. Paris : Dervy, 2021.
Hallaq, Wael B. An introduction to Islamic law. Cambridge : Cambridge University Press, 2009.
Hallaq, Wael B. The origins and evolution of Islamic law. Cambridge : Cambridge University Press, 2005.
Hallaq, Wael B. Sharī’ah : Theory, Practice, Transformations. Cambridge : Cambridge University Press, 2009.
Hallaq, Wael B. The Impossible State : Islam, Politics, and Modernity’s Moral Predicament. New York : Columbia University Press, 2013.
Hallaq, Wael B. Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge. New York : Columbia University Press, 2018.
Hallaq, Wael B. Reforming Modernity : Ethics and the New Human in the Philosophy of Abdurrahman Taha. New York : Columbia University Press, 2019.
Jabotinsky, Vladimir. Le Mur de fer : les Arabes et nous. Paris : La Bibliothèque sioniste, 2022.
Korten, David C. When Corporations Rule the World. West Hartford : Berrett-Koehler, 1995.
Masalha, Nur. The Palestine Nakba : Decolonizing History, Narrating the Subaltern, Reclaiming Memory. Londres : Zed, 2012.
Mitchell, W. J. T. « Secular Divination : Edward Said’s Humanism. » Critical Inquiry 31 (hiver 2005) : 462-471.
Onimode, Bade. « Imperialism and Multinational Corporations : A Case Study of Nigeria. » Journal of Black Studies 9, n° 2 (1978) : 207-232.
Oudihat, Mohamed. De la critique de l’Orientalisme à la critique de la modernité. Wael Hallaq. Paris : Islam actuel, 2024.
Rose, Deborah Bird. Hidden Histories : Black Stories from Victoria River Downs, Humbert River and Wave Hill Stations. Canberra : Aboriginal Studies Press, 1991.
Said, Edward. Orientalism. New York : Pantheon Books, 1978.
Said, Edward. Culture and Imperialism. New York : Knopf, 1993.
Udofia, O. E. « Imperialism in Africa : A Case of Multinational Corporations. » Journal of Black Studies 14, n° 3 (mars 1994) : 353-368.
Vincent, Andrew. « Liberalism and the Environment. » Environmental Values 7 (1998) : 443-459.
[1] Cet article est une synthèse de Oudihat, Mohamed. De la critique de l’Orientalisme à la critique de la modernité. Wael Hallaq. Paris : Islam actuel, 2024.
[2] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, Columbia University Press, New York, p. 13-14.
[3] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 15.
[4] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 99.
[5] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 130.
[6] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 146.
[7] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 176-177.
[8] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 193-194.
[9] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 115.
[10] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 176.
[11] Wael B. Hallaq (2018), Restating Orientalism. A Critique of Modern Knowledge, p. 197.


