Les sciences sociales dans les pays en développement restent largement dépendants des modèles occidentaux, particulièrement américains.[1]
Depuis leur introduction dans les anciennes colonies au XIXe siècle, les sciences sociales occidentales se sont imposées comme référence incontournable. Pourtant, leur pertinence pour comprendre les réalités locales reste questionnée. En Inde comme en Malaisie, les chercheurs continuent de s’appuyer massivement sur des théories développées dans des contextes historiques et culturels totalement différents.
Un système de dépendance à plusieurs niveaux
Cette subordination intellectuelle s’articule autour de quatre dimensions principales. D’abord, la dépendance aux idées et aux supports de diffusion : les revues académiques les plus prestigieuses sont publiées aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne. Dans les années 1970 déjà, plus de 60% des revues en sciences sociales provenaient de ces trois premiers pays. Cette concentration s’est encore accentuée depuis.
Ensuite vient la dépendance technologique. Si l’accès aux ordinateurs est aujourd’hui moins problématique, d’autres aspects technologiques de l’éducation demeurent contrôlés par les pays développés, qui exportent leurs méthodes pédagogiques et leurs matériels didactiques.
La troisième dimension concerne l’aide à la recherche et à l’enseignement. Les fondations américaines, britanniques, françaises et allemandes jouent un rôle crucial en finançant la formation des chercheurs du Sud, en subventionnant des projets de recherche et en fournissant du personnel qualifié. L’exemple du Lincoln Resource Center à l’ambassade américaine de Kuala Lumpur illustre cette influence : bien équipé et offrant des ressources gratuites, il oriente nécessairement les choix documentaires des chercheurs malaysiens.
Enfin, l’investissement étranger dans l’éducation se manifeste notamment par les programmes de “jumelage” universitaire. En Malaisie, plusieurs universités occidentales proposent des formations dont une partie s’effectue localement, réduisant les coûts pour les étudiants tout en garantissant un flux constant d’inscrits aux institutions étrangères.
Le cas emblématique du Projet Camelot
L’histoire du Projet Camelot illustre de manière frappante cette domination. Lancé en 1964 avec un budget de 6 millions de dollars, ce projet du Département américain de la Défense visait à étudier les causes des révoltes internes dans les pays en développement, officiellement pour aider l’armée américaine dans sa mission de support contre l’insurrection.
Lorsque le sociologue Johan Galtung, alors au Chili, dénonça publiquement le projet, des vagues de protestations s’élevèrent en Amérique latine. Les tensions entre le Département d’État et le Département de la Défense précipitèrent l’annulation du projet en juillet 1965. Cet épisode révèle comment la recherche en sciences sociales peut servir des intérêts géopolitiques, même si tous les projets ne poursuivent pas explicitement de tels objectifs.
Au-delà des structures : la dimension rhétorique
La théorie de la dépendance universitaire, développée au Brésil dans les années 1950, offre un cadre d’analyse structurel pertinent. Mais elle ne suffit pas à expliquer pourquoi les sciences sociales occidentales continuent de s’imposer malgré leur inadéquation fréquente aux réalités locales.
La réponse réside en partie dans les techniques rhétoriques déployées. Comme dans la publicité commerciale, il ne suffit pas de disposer d’un pouvoir économique pour vendre un produit : il faut aussi savoir le présenter de manière attractive.
Deux éléments rendent les audiences intellectuelles du Sud réceptives à ces stratégies. D’abord, le positivisme : formés dans cette tradition, les chercheurs des pays en développement accordent une grande valeur à la quantification et aux méthodes statistiques. Cette rhétorique des chiffres confère une apparence de scientificité qui impressionne et convainc.
Ensuite, paradoxalement, le “contre-isme” joue en faveur de la diffusion des théories occidentales. En cherchant à s’opposer aux modèles dominants, certains courants critiques adoptent simplement une terminologie différente tout en conservant les mêmes présupposés théoriques. L’économie islamique en offre un exemple : elle reprend la théorie de l’homme rationnel et les méthodes hypothético-déductives du néoclassicisme, et la logique libérale, se contentant de substituer des termes islamiques au vocabulaire économique standard.
Cette “prolifération terminologique” crée une illusion d’autonomie intellectuelle. On peut ainsi donc afficher une posture critique tout en important les concepts occidentaux sous un nouveau vernis.
La technicisation du développement
Le positivisme a également favorisé la réduction des problèmes de développement à des questions purement techniques. Prenons l’exemple de l’Égypte : le problème du développement y est souvent présenté comme résultant du fait que 98% de la population vit sur 4% du territoire, le long du Nil. Les défis deviennent alors des questions de topographie, de ressources naturelles et de surpopulation – autant de problèmes “techniques” appelant des solutions techniques.
Cette approche évacue les dimensions politiques, historiques et sociales du sous-développement. Elle légitime l’intervention d’experts occidentaux détenteurs de solutions universelles, tout en marginalisant les analyses critiques qui soulignent les facteurs structurels et les héritages coloniaux.
Une imitation qui va jusqu’aux préjugés
La dépendance intellectuelle va parfois jusqu’à l’intériorisation de préjugés culturels étrangers. Le chercheur indien Nandi observe que des expressions comme “mouton noir”, ou “cœur noir”, avec leurs connotations négatives, se sont répandues dans le discours indien, alors même que de nombreux Indiens ont la peau sombre.
Ce mimétisme révèle une aliénation profonde : non seulement les cadres théoriques sont importés, mais aussi les catégories mentales et les systèmes de valeurs qui les sous-tendent.
L’absence de théorie politique indienne
Malgré sa vivacité intellectuelle, l’Inde n’a pas développé de tradition autonome en théorie politique. Les débats parlementaires indiens abordent pourtant régulièrement des questions fondamentales : la nature de l’État, les relations État-société, la laïcité, la moralité politique. Mais ces discussions n’ont pas été transformées en matière première pour une théorie politique distinctement indienne.
De même, le gandhisme, le conservatisme de penseurs comme Bipan Chandra Pal, Aurobindo Ghose ou Swami Vivekananda n’ont pas donné naissance à des écoles de pensée structurées. Les Indiens n’ont pas non plus réinterprété Marx à la lumière de leur histoire et de leurs expériences spécifiques. Ce constat vaut pour l’ensemble des sciences sociales dans les pays du Sud depuis deux siècles.
Une internationalisation des sciences sociales qui ressemble à une expansion de marché
Comme le souligne le sociologue T.K. Oomen, “l’internationalisation inspirée par l’Occident serait nécessairement une recherche d’un marché élargi pour la sociologie occidentale” – et par extension, pour l’ensemble des sciences sociales américaines.
Cette logique marchande se déploie à travers trois étapes rhétoriques : d’abord, formuler un problème (le sous-développement) ; ensuite, identifier une préoccupation du public (le rôle des intellectuels dans le développement) ; enfin, proposer une solution (l’universalisation des sciences sociales, c’est-à-dire leur acceptation dans le Sud).
Les limites de la théorie de la dépendance universitaire
Si cette théorie offre un cadre d’analyse structurel utile, elle présente des faiblesses. L’analogie avec la dépendance économique n’est pas toujours pertinente. Concernant les idées et leurs supports, le problème relève moins d’un manque d’accès que d’un manque d’intérêt ou d’initiative. Dans de nombreux pays en développement, les ressources disponibles – classiques occidentaux, matériaux locaux, terrain empirique – suffiraient à développer des traditions théoriques autonomes.
De plus, la dépendance aux financements étrangers ne s’accompagne pas de conditions aussi contraignantes que celles imposées par la Banque mondiale ou le FMI dans le domaine économique. Les fondations internationales laissent généralement une certaine autonomie aux chercheurs dans le choix de leurs sujets et méthodes.
Enfin, l’investissement étranger dans l’éducation ne conduit pas nécessairement à l’absence d’originalité. Les programmes de jumelage, par exemple, pourraient être modifiés pour intégrer davantage de contenus localement pertinents tout en satisfaisant les exigences des partenaires étrangers.
Vers une autonomie intellectuelle
Pour l’anthropologue indien J.P. Singh Uberoi, “le système actuel d’aide étrangère en science, auquel la notion internationaliste de collaboration donne crédit, maintient en vérité le système de domination étrangère dans tous les aspects de la vie et de l’organisation scientifiques et professionnelles. Ce n’est rien d’autre qu’un système satellite, avec subvention en prime.”
Cette critique, formulée en 1968, reste d’actualité en Inde et en Malaisie. Si certaines modalités de la dépendance ont évolué, les modèles, théories, concepts et agendas de recherche nord-américains continuent de jouer un rôle déterminant. En retour, aucune science sociale américaine n’est influencée par les tendances indiennes ou malaysiennes.
Le défi de la pertinence
La question fondamentale reste celle de la pertinence. Les sciences sociales importées ont été conçues pour comprendre des sociétés aux trajectoires historiques et aux circonstances sociales radicalement différentes. Leur application mécanique ailleurs produit souvent des analyses inadaptées.
Développer des sciences sociales autonomes ne signifie pas rejeter en bloc l’héritage occidental, mais le soumettre à une appropriation critique. Cela implique de partir des questions que posent les sociétés concernées, d’utiliser leur histoire et leurs catégories conceptuelles comme matériaux de réflexion, tout en dialoguant avec les traditions théoriques existantes.
Comme l’observait déjà Satish Saberwal dans les années 1960, “la dépendance envers les sponsors nord-américains est pathétique ; ses conséquences sur la sélection des problèmes, la conception de la recherche et les modes de publication sont désastreuses.” Un demi-siècle plus tard, ce diagnostic appelle toujours une réponse.
La dépendance universitaire ne se limite pas à des contraintes structurelles : elle repose aussi sur des stratégies rhétoriques qui rendent les communautés scientifiques du Sud réceptives aux savoirs importés. Reconnaître cette dimension permet de mieux comprendre comment se perpétue la domination intellectuelle, et ouvre la voie à des formes d’autonomie plus substantielles.
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[1] Cet article est une adaptation de : Alatas, Syed Farid. 2000. “Academic Dependency in the Social Sciences: Reflections on India and Malaysia.” American Studies International 38 (2): 80–96.


