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Les villes modernes sont-elles en train de tuer notre âme ?

Une réflexion sur l’urbanisme, l’identité islamique et la justice spatiale[1]

Introduction : Quand l’espace façonne l’âme

Imaginons une scène devenue banale dans le monde musulman contemporain : des gratte-ciel en verre et en acier s’élèvent vers le ciel, des centres commerciaux climatisés invitent à la consommation, des voitures circulent sur des autoroutes à plusieurs voies. Du Caire à Istanbul, de Djeddah à Kuala Lumpur, nos villes se ressemblent de plus en plus. Derrière cette façade de modernité et de progrès se cache pourtant une question troublante que le Dr Heba Raouf Ezzat, professeure de sciences politiques et de sociologie à l’université Ibn Haldun, nous invite à explorer : nos villes modernes ne détruisent-elles pas quelque chose d’essentiel en nous ?

Cette interrogation dépasse la simple philosophie abstraite. Elle touche au cœur même de notre vie quotidienne et de notre identité en tant que musulmans. Les villes ne sont pas de simples assemblages de béton et d’acier, neutres et sans âme. Elles incarnent des valeurs, des visions du monde, des conceptions de ce qu’est une vie bonne. Lorsque nous adoptons sans réflexion les modèles urbains conçus ailleurs, nous risquons d’importer avec eux des valeurs qui entrent en conflit profond avec notre éthique islamique.

La dimension spatiale de la vie sociale

L’espace comme architecture du politique

Les villes ne sont pas que des constructions physiques, elles sont aussi des constructions morales et idéologiques. Pour comprendre cette dimension, il faut remonter aux origines mêmes du concept de citoyenneté. Le terme vient du grec et du latin, désignant littéralement celui qui vit dans la cité. La citoyenneté est donc intrinsèquement liée au fait de vivre ensemble dans un lieu donné. Dans la Grèce antique, la démocratie directe était possible parce que les citoyens se rassemblaient physiquement dans un théâtre en plein air où des milliers de personnes pouvaient se réunir, se voir, s’écouter, débattre. La forme même de la ville rendait possible certains types d’interactions sociales et politiques.

Cette relation entre l’espace et la vie sociale existe toujours. Pour chaque phénomène social ou politique, la dimension spatiale et matérielle constitue une pièce manquante du puzzle. Nous analysons les idées, les institutions, les mouvements politiques, mais nous oublions trop souvent de nous demander : dans quels espaces ces phénomènes se déploient-ils ? Comment la configuration physique de nos villes facilite-t-elle ou entrave-t-elle certains modes de vie ?

La place Tahrir : une leçon d’urbanisme politique

L’expérience égyptienne offre un exemple éclairant. En 2011, la place Tahrir au Caire est devenue le symbole de la révolution égyptienne. Des centaines de milliers de personnes s’y sont rassemblées, créant une communauté éphémère mais puissante, un espace de débat, de contestation, de solidarité. Quelques années plus tard, en 2019, une photo de la même place prise un jeudi à midi révèle une scène presque déserte. Où la foule a-t-elle disparu ?

La réponse ne tient pas seulement aux mesures de sécurité. Elle se trouve dans les transformations urbaines mises en œuvre : deux grandes routes construites permettant de traverser le Nil sans passer par la place ; de nombreux ministères et bureaux administratifs déplacés vers la périphérie ; des quartiers pauvres et densément peuplés, situés à quelques minutes de marche, complètement démolis sous prétexte de développement urbain. Ces quartiers étaient précisément ceux d’où venaient de nombreux manifestants en 2011.

Cet exemple révèle que la réorganisation de l’espace peut être un outil politique puissant. En changeant la circulation des flux, en déplaçant les fonctions administratives, en démolissant certains quartiers, on peut littéralement empêcher les gens de se rassembler. Et cela se fait souvent sous le couvert du progrès et du développement. L’urbanisme n’est pas neutre : c’est un mode de vie traduit dans l’espace.

L’économie de la dette et la transformation des consciences

Du socialisme à la société de consommation

Le Dr Raouf Ezzat partage son expérience personnelle pour illustrer l’ampleur de la transformation économique. Née en 1965, elle a grandi dans un système socialiste où les vêtements et même les chaussures s’achetaient dans des magasins publics offrant peu de choix. Des chaussures noires pour l’école, des chaussures blanches pour le sport, quelques paires pour les occasions spéciales. Pas de marques, pas de publicités agressives, mais une vie qui semblait suffisante et heureuse.

Aujourd’hui, la consommation est devenue le mode de vie dominant, de la classe moyenne inférieure à la classe supérieure. Ce qui rend ce changement particulièrement insidieux, c’est le piège de l’endettement. Les banques proposent des cartes de crédit, des prêts à la consommation. La vie devient alors ancrée dans un cycle perpétuel de consommation et de remboursement de dettes.

Les conséquences psychologiques et politiques

L’impact de ce changement sur notre psychologie collective est immense. Lorsqu’on est accablé par ses dettes personnelles, lorsqu’on passe son temps à calculer comment payer ses factures et rembourser ses emprunts, les grandes causes sociales et politiques semblent soudain très lointaines. L’énergie mentale et émotionnelle est entièrement absorbée par la survie quotidienne.

Cette transformation économique s’accompagne d’une transformation idéologique. Au cours du 20e siècle, différentes vagues idéologiques ont marqué le monde musulman : marxisme, socialisme, panarabisme… Ces idéologies, quelle que soit leur validité, offraient au moins une vision collective, un horizon qui dépassait l’individu et ses intérêts immédiats. Mais avec le déclin des grandes idéologies et la montée du populisme, l’attention se déplace des causes universelles vers l’ultranationalisme étroit.

Prenons l’exemple de Gaza. Pourquoi certaines personnes ne manifestent-elles pas avec autant de force qu’il y a dix ou vingt ans ? Certes, les régimes autoritaires limitent la capacité de descendre dans la rue, mais il y a aussi des raisons sociologiques et urbaines. La vie quotidienne dans nos villes modernes change nos habitudes d’une manière qui modifie notre rapport aux grandes causes. On peut sympathiser avec les victimes, écrire un post sur les réseaux sociaux, mais ce n’est pas la même participation active, la même mobilisation physique et émotionnelle qui existait autrefois.

Les transformations urbaines contemporaines

La ségrégation spatiale et ses conséquences morales

Au cours des cinquante ou soixante dernières années, nos villes ont introduit des modèles et des modes de vie radicalement différents. À l’ère de la mondialisation, les villes se ressemblent de plus en plus. La manière dont nous nous déplaçons, dont nos corps se meuvent dans la ville, dont la ville est planifiée pour contrôler ou restreindre nos mouvements, tout cela est lié à une certaine conception de l’urbanisme que nous ne choisissons pas vraiment.

Le phénomène de la ségrégation urbaine se développe. Jusqu’à récemment, dans les grandes villes du monde musulman, les quartiers riches étaient proches des quartiers pauvres. Les pauvres bénéficiaient de cette proximité : ils travaillaient pour les riches, leur fournissaient des services, il y avait une certaine forme d’interaction et de solidarité malgré les différences de classe. Mais maintenant, une ségrégation urbaine se produit. Et une fois qu’il y a ségrégation urbaine, nous ne sommes plus frères et sœurs dans la ville. Le lien devient beaucoup plus stratifié, beaucoup plus distant.

L’anecdote révélatrice du complexe résidentiel

Une histoire qui a circulé sur les réseaux sociaux égyptiens illustre cette dynamique troublante. Sur le groupe WhatsApp d’un complexe résidentiel très cher, quelqu’un a écrit : « C’est un sujet sensible, mais je dois en parler. Franchement, c’est inacceptable que les chauffeurs de nos voitures et les agents de sécurité prient à côté de nous dans la mosquée. Nous devrions leur fournir un endroit agréable, nous sommes prêts à faire des dons pour cela, mais pour qu’ils aient leur propre endroit pour prier. »

Cette histoire est choquante, mais elle n’est pas surprenante si on comprend les mécanismes de la ségrégation spatiale. Quand les gens sont physiquement séparés dans leur vie quotidienne, quand ils vivent dans des bulles hermétiques, les pauvres deviennent une abstraction, presque une autre race. La proximité physique dans la mosquée devient alors insupportable pour ceux qui ont perdu l’habitude de côtoyer ceux qui ne leur ressemblent pas.

La gentrification et la destruction du tissu social

La gentrification constitue un autre mécanisme de transformation. Imaginons une vieille rue au Caire ou à Istanbul où se trouvaient des magasins ordinaires : outils de plomberie, café, viande. Une rue normale servant les besoins quotidiens des habitants du quartier. Puis cette rue est « gentrifiée », surtout si elle se trouve dans un quartier historique. On la transforme en rue de cafés branchés. Des touristes affluent. Le prix des appartements et des loyers augmente. Les gens qui y vivaient depuis des générations ne peuvent plus se permettre d’y rester. Après vingt ans, la nature du quartier change complètement.

Ce processus se produit pour différentes raisons, parfois économiques, parfois politiques. Dans les pays où il existe des tensions entre forces conservatrices et forces laïques, certains quartiers conservateurs sont progressivement envahis par des projets menés par des personnes laïques qui changent le visage du quartier. Il y a aujourd’hui des guerres culturelles sur l’espace et le lieu dans différentes villes du monde musulman.

L’héritage des villes islamiques

Les principes fondateurs de la cité médinoise

Pour comprendre l’ampleur du changement que nous vivons, il faut revenir à l’histoire des villes islamiques et à leur logique propre. Toute ville est construite selon la nature du lien social qui prévaut dans une société donnée. Les villes de La Mecque et de Médine à l’époque du Prophète Muhammad ﷺ étaient organisées selon une logique tribale, chaque tribu occupant plus ou moins un côté de la ville, avec un centre où se déroulaient les pratiques commerciales et sociales.

L’hijrah (l’émigration du Prophète et de ses compagnons de La Mecque vers Médine) a représenté un changement fondamental dans la texture sociale de la ville. De nouvelles personnes sont arrivées, mais elles n’étaient pas considérées comme de simples migrants. C’étaient les muhājirūn (les émigrés), des personnes qui partageaient la même foi et qui avaient été invitées par les anṣār (les soutiens de Médine) à venir s’établir parmi eux.

La structure de la ville a commencé à changer pour s’adapter à cette nouvelle diversité. Le lien social s’est institutionnalisé à travers une bonne gouvernance qui prenait en compte cette pluralité. Le Prophète a conclu différents accords avec les diverses composantes de la société médinoise, établissant un nouveau type de contrat social.

Un détail significatif : le Prophète Muhammad ﷺ n’est pas retourné vivre à La Mecque après sa libération (fatḥ). Il avait promis au peuple de Médine qu’il ne les quitterait pas, et il a tenu sa promesse. Ce choix a eu des conséquences historiques importantes : Médine n’est jamais devenue le centre de la civilisation islamique. Le califat s’est déplacé vers d’autres villes : Damas, Bagdad, Cordoue, Le Caire. Cette mobilité des centres de pouvoir reflète une conception particulière de l’espace dans la civilisation islamique.

La ville comme une feuille sur laquelle s’écrit et se réécrit l’histoire

Nos villes aujourd’hui fonctionnent comme un parchemin sur lequel plusieurs textes ont été écrits successivement, chaque nouveau texte effaçant partiellement le précédent sans le faire complètement disparaître. Au Caire, par exemple, on trouve la couche de l’Égypte antique, la couche chrétienne copte, la couche islamique avec ses différentes dynasties, et enfin la couche moderne.

La ville devient de plus en plus cosmopolite. Mais la question cruciale est : dans quelle mesure ce cosmopolitisme s’accompagne-t-il d’une plus grande liberté et d’une justice sociale pour tous les habitants ? Les espaces et les lieux font toute la différence. La manière dont ils sont structurés et construits a une influence énorme sur notre mobilité, notre capacité à nous déplacer à pied dans la ville, et finalement sur nos relations sociales.

Le concept de « villes contre l’islam »

Le Dr Raouf Ezzat a écrit en 2000 un texte provocateur intitulé « Cities Against Islam » (Les villes contre l’islam). L’idée est simple mais profonde : on peut vivre dans une ville où chaque recoin est construit sur des valeurs non islamiques. La ville elle-même devient alors un obstacle à la pratique religieuse. Peu importe les efforts pour pratiquer sa foi, la structure même de l’environnement ne permet pas de devenir plus moral, de vivre selon ses valeurs.

Comment cela se manifeste-t-il concrètement ? Imaginons vivre dans un endroit où il n’y a pas d’espaces où les gens peuvent se réunir pour délibérer ensemble. On vote de temps en temps, et c’est tout. Les conseils locaux ne sont pas fonctionnels. On a de grands parcs où emmener sa famille le week-end, mais pas de quartier au sens fort du terme. Ce sentiment de quartier où nous pouvons nous réunir en tant que voisins et prendre des décisions pour notre communauté locale n’existe plus.

La spiritualité sacrifiée : le cas de La Mecque

De La Mecque à Las Vegas

L’exemple de La Mecque est particulièrement frappant et douloureux. Le Dr Ali Abdul Raouf, universitaire égyptien, a écrit un livre au titre provocateur : « De La Mecque à Las Vegas ». Il y critique sévèrement le développement urbain de La Mecque, affirmant que tous ces gratte-ciel et grands hôtels autour de la Kaaba ont dépouillé la ville de sa nature spirituelle.

La réponse habituelle à cette critique est : que pouvions-nous faire ? Nous voulions accueillir de plus en plus de pèlerins. Mais cet accueil avait aussi des raisons économiques. L’économie du pèlerinage est devenue une source de revenus très importante. Certes, il était légitime d’agrandir le ḥaram (l’enceinte sacrée) pour accueillir plus de personnes. Mais le plan lui-même aurait dû tenir compte de la nature spirituelle de cet espace.

Il y a eu des tentatives pour orienter ce développement vers une meilleure compréhension de sa dimension spirituelle. Mais c’est devenu un projet très lucratif pour de nombreuses entreprises. À un moment donné, les décideurs ont voulu faire participer des entreprises internationales qui considèrent La Mecque comme n’importe quelle autre ville, sans tenir compte de son aspect spirituel.

L’injustice économique du pèlerinage

Le problème ne s’arrête pas à l’esthétique. Il y a aussi une question de justice sociale et d’accès. Des agences de voyage en Égypte proposent aujourd’hui des forfaits ḥajj qui coûtent en livres égyptiennes, l’équivalent de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Et une fois que ce niveau de prix existe au sommet, le seuil minimum augmente aussi. Les pauvres n’ont donc plus les moyens d’aller au ḥajj.

Le Dr Raouf Ezzat raconte qu’une amie universitaire a fait ce voyage très cher pour le ḥajj. Elle lui a raconté que dans le buffet à volonté proposé, il y avait des plats qu’elle n’avait jamais vus auparavant, malgré tous ses voyages à travers le monde. La nature même du pèlerinage se transforme en expérience de luxe.

Il y a donc l’aspect économique non seulement de la production de l’espace, mais aussi de sa consommation. De moins en moins de pauvres dans la ummah musulmane peuvent aujourd’hui se permettre le ḥajj, car les riches occupent de plus en plus d’espace. Les shaʿāʾir (rites du ḥajj) sont faits pour que les gens se mélangent et se voient, pas pour servir de marqueurs de classes sociales.

Le Dr Raouf Ezzat partage une expérience personnelle touchante. À la ʿumrah (petit pèlerinage), un vieil homme indien très mince l’a simplement poussée sur le côté avec force. Au début, elle était choquée. Puis elle s’est dit : « Ce pauvre homme a fait tout ce chemin. Il veut terminer sa ʿumrah avant de mourir. Il a attendu longtemps, il a payé beaucoup. » C’est l’expérience qu’on doit vivre au ḥajj. Ne pas rester dans des espaces stérilisés et des hôtels chics. Il faut voir les gens autour de soi, on ne peut pas simplement les séparer et les isoler.

Le déplacement invisible des populations

Les chiffres alarmants

L’une des statistiques les plus alarmantes concerne l’Égypte : au cours des dix dernières années, 2,9 millions de personnes ont été déplacées à cause de l’urbanisme. C’est un nombre énorme, presque équivalent à la population d’un petit pays.

Quand des situations de ce genre se produisent, les gens pensent que c’est leur propre destin personnel. La personne du conseil municipal qui frappe à votre porte pour dire qu’il faut quitter sa maison parce qu’on va construire une route, on pense que c’est un problème individuel. Mais en réalité, de nombreuses personnes dans d’autres parties de la ville et du pays sont confrontées au même problème. Elles n’ont pas été consultées. Y a-t-il d’autres options ? Pouvons-nous en discuter ? Dans quelle mesure l’indemnisation proposée est-elle juste ?

L’absence d’activisme urbain

Ce que l’on peut appeler l’activisme urbain n’existe pratiquement pas dans le monde musulman. Nous descendons dans la rue pour de grandes causes politiques. Mais nous ne défendons pas nos espaces locaux, car nous avons le sentiment qu’ils ne nous appartiennent pas vraiment. Que nous ne sommes qu’une partie d’un ensemble plus vaste, d’un plan élaboré par des experts.

Si quelqu’un proteste, on lui répond : « Ce sont des experts, des entreprises très importantes qui ont élaboré ce plan. En savez-vous plus que ces urbanistes et architectes de renom ? Vous n’êtes qu’un simple citoyen, un profane. Vous devez donc vous résigner. » C’est la règle des experts qui prévaut.

Cette vision est très occidentalo-centrée de ce que signifient le développement et le progrès. Elle est radicalement différente de la façon dont nous, en tant que musulmans, devrions concevoir ces notions. Car le calcul est purement économique. Les urbanistes et les militaires regardent les cartes de la même manière. Ils voient des bâtiments, des zones stratégiques, des densités de population. Mais ils ne voient pas la petite femme qui vit dans ce quartier et qui cuisine pour ses enfants.

Le silence du fiqh contemporain

Dans beaucoup de communautés musulmanes, le fiqh (jurisprudence islamique) est loin de ces questions. Les fuqahāʾ (juristes), les shaykh et les ʿulamāʾ (savants religieux) ne font pas de fatāwā (avis juridiques) à ce sujet. Ils peuvent faire des déclarations sur Gaza, sur la guerre au Yémen, sur la famine au Soudan. Mais il y a très peu d’écrits sur les fatāwā visant à empêcher la confiscation des biens des gens en raison du développement urbain dicté par le calcul capitaliste. Ce n’est pas un sujet qui intéresse les juristes contemporains.

Retrouver une vision islamique de l’espace

Le riche héritage des fuqahāʾ classiques

Pourtant, quand nous revenons à notre héritage islamique classique, nous trouvons beaucoup de fatāwā qui traitaient de questions de ʿumrān (urbanisation, civilisation). Les fuqahāʾ ont beaucoup écrit sur la manière dont la ville était planifiée, sur les droits des personnes, sur la répartition du droit à la route, sur le droit aux zones communes et aux espaces publics.

En considérant la ville comme une plateforme pour une communauté musulmane, les juristes établissaient des règles précises. Par exemple, même si c’est votre propriété, vous ne pouvez pas ajouter un étage supplémentaire à votre maison s’il donne sur la cour de votre voisin. Vous ne pouvez pas dire : « C’est ma propriété, je peux construire jusqu’au ciel. » Non, cela regarde tous, car cela affectera le voisin. Vous pourrez voir sa cour, où se trouve l’intimité de sa famille.

De même, si vous construisez un nouveau bâtiment, les fenêtres ne doivent pas donner directement sur les fenêtres du voisin. Vous concevez la maison de manière à ce que la fenêtre donne sur un mur, préservant ainsi l’intimité du voisin. Il y a ce sens profond de l’intimité et de l’adab (bienséance) musulman dans la conception des espaces.

Mais maintenant, dans nos appartements modernes, la cuisine se trouve souvent dans le salon – ce qu’on appelle une cuisine américaine. La conception même des bâtiments modernes ne permet souvent pas la circulation de l’air, alors que cela faisait l’objet de nombreux écrits dans les textes classiques d’architecture.

Le lien entre le social et le politique

Nous avons un patrimoine dont nous ne sommes pas conscients. Nous nous concentrons davantage sur le politique, sur les grandes questions de gouvernance et de pouvoir. Pourtant, ces deux aspects sont étroitement liés. Si nous perdons le social, si nous perdons le tissu social et urbain qui permet à la morale d’être pratiquée dans la vie quotidienne, nous perdrons certainement aussi la bataille politique.

Nous pensons généralement qu’une personne morale est une personne qui peut décider de sa propre éthique et de son propre comportement. Mais en réalité, l’espace et le lieu ont une influence considérable sur notre capacité à vivre selon nos valeurs. La moralité n’est pas qu’une affaire de volonté individuelle, elle est aussi façonnée par l’environnement dans lequel nous évoluons.

Conclusion : Reprendre possession de nos espaces

Le monde islamique moderne a trop cédé son imagination spatiale aux paradigmes occidentaux de l’urbanisme. Cette question va du quartier où se déroule la gentrification jusqu’à Gaza. Car Gaza est aussi un déplacement à grande échelle. Si nous regardons l’espace et le lieu, la production et la consommation, la violation et l’urbicide (le meurtre des villes) qui ont lieu sans que cela soit reconnu comme tel, nous comprenons mieux ce qui se passe.

C’est un génocide des lieux, des espaces et des communautés. Mais quand on y regarde de plus près, on y appose l’étiquette du développement. Les gens sont déplacés, mais on appelle cela du progrès. La texture sociale est rompue, mais on parle de modernisation.

La réflexion sur nos villes n’est pas un luxe intellectuel, c’est une nécessité existentielle. Car c’est dans l’espace quotidien de nos quartiers, de nos rues, de nos maisons que se joue notre capacité à vivre en tant que communauté musulmane. C’est là que se forge ou se défait la solidarité, que se pratique ou s’érode l’adab, que se réalise ou se dissout l’égalité islamique. Reprendre possession de notre imagination spatiale, c’est reprendre possession de nos âmes.


[1] Cet article est une synthèse actualisée de conférence de Heba Raouf Ezzat, “Are Modern Cities Killing Our Souls?