Al-‘Umrân chez Malek Bennabi


Qu’est-ce qu’une civilisation ? Comment une civilisation se manifeste concrètement et agit sur l’individu ? Et inversement, comment un individu peut fabriquer de la civilisation ?

Malek Bennabi nous offre des réponses éclairantes à ce sujet. Il compare une personne qui a grandi dans la civilisation occidentale moderne (Révolution industrielle) et une autre qui a grandi dans la civilisation islamique1. Toutes les deux se retrouvent seules, sur une île déserte ou dans un lieu déserté par les hommes. Comment vont-elles occuper leurs journées ? Comment vont-elles occuper et aménager leur espace de vie ? Leurs activités quotidiennes sont une fenêtre pour voir comment s’expriment la civilisation occidentale moderne et islamique…

  • Malek Bennabi : les deux réponses au vide cosmique2.

Abandonné à sa solitude, l’homme se sent assailli d’un sentiment de vide cosmique. C’est sa façon de remplir ce vide qui déterminera le type de sa culture et de sa civilisation, c’est -à- dire tous les caractères internes et externes de sa vocation historique.

Il y a essentiellement deux manières de le faire : regarder à ses pieds, vers la terre, ou lever les yeux vers le ciel.

L’un peuplera sa solitude de choses. Son regard dominateur veut posséder.

L’autre peuplera sa solitude d’idées. Son regard interrogateur est en quête de vérité.

Ainsi naissent deux types de culture : une culture d’empire, aux racines techniques et une culture de civilisation aux racines éthique et métaphysiques.

Le phénomène religieux apparaît là où l’homme dirige son regard vers le ciel. C’est là qu’apparaît le prophète : l’homme de la mission, du message, l’homme qui a des idées à communiquer, comme Jérémie, Jésus, Muhammad.

L’Europe, berceau de tant de grands hommes, semble exclue cependant du phénomène religieux au niveau de ces messagers, comme si la nature de l’Européen, trop plein de son humanité, ne laisse pas de place au divin.

Par contre, le sémite semble voué à la métaphysique. Le divin laisse en lui peu de place aux préoccupations terrestres.

A mi-chemin, entre le Sémite et L’Aryen nordique, le grec peuplera son univers de formes. Il remplira sa solitude du sentiment du Beau qu’il finira par appeler le Bien comme le notait Tolstoï dans ses profondes réflexions sur l’art.

En gros, l’Europe fera, dans sa culture, la synthèse des choses et des formes, de la technique et de l’esthétique. Tandis que l’Orient musulman fera la synthèse des deux idées : du vrai et du bien.

Ce schéma ne correspond pas à une certaine phase de l’histoire, dont le pendule marque de ses deux battements, les diastoles et les systoles de la civilisation universelle. Tantôt, c’est l’apogée d’une culture et le périgée de l’autre et tantôt c’est l’inverse, en marquant dans les phases intermédiaire les moments de fécondation mutuelle qui sont aussi des moments de confusion, aux époques des Babels historiques comme le Babel du XXe.

C’est tantôt l’apogée de la civilisation où les choses sont centrées autour de l’idée et tantôt l’apogée de la civilisation où les idées sont centrées sur la chose.

Cet aspect apparaît nettement là où l’esprit s’exprime le plus librement, le plus spontanément, sans détours, ni souterrains rhétoriques, en communication directe avec les racines d’une culture.

C’est surtout la littérature populaire qui est révélatrice à cet égard. Ou bien, une littérature même sophistiquée qui garde néanmoins ce caractère populaire par la nature de son thème. Rien n’est plus révélateur, dans le genre littéraire que le conte.

On peut, pour illustrer ce qui précède, en prendre deux : celui de Robinson Crusoé et celui de Hayy Ibn Yaqdhan. Ces deux solitaires sont, en effet, les deux illustrations les plus parfaites des deux types de culture.

C’est à partir d’une table rase de moyens (de choses) que Daniel de Foe fait partir l’aventure de son héros.

C’est à partir d’une table d’idées que commence l’aventure du héros d’Ibn Tofail.

Tout le génie des deux contes réside dans la manière dont leurs auteurs remplissent le temps de leur solitaire respectif.

Voici, l’emploi du temps, d’une journée de Robinson Crusoé sur l’île où il échoue, après son naufrage :

Dans les grandes comme dans les plus humbles circonstances, le musulman est assigné à cette mission.

Le partage d’une succession, au décès d’une personne, est sans doute une circonstance commune.

Voici ce qu’en dit le Coran :


« Si des proches, des orphelins et des pauvres assistent au partage, offrez-leur quelque chose de l’héritage (…)» .

Coran 4 : 8
وَإِذَا حَضَرَ الْقِسْمَةَ أُولُو الْقُرْبَىٰ وَالْيَتَامَىٰ وَالْمَسَاكِينُ فَارْزُقُوهُم مِّنْهُ 

Voilà une disposition qui pourrait figurer, nous dirait-on, dans tout droit civil « progressiste ». C’est exact.

Mais le Coran veut davantage. Il ne veut pas d’une société qui distribue seulement les « biens » comme une machine des jetons.

La société de consommation pourrait le faire. La société musulmane doit faire plus que distribuer des « biens » constituant une succession ; elle doit distribuer, en même temps le « bien ». Et le signe ci-dessus, que nous avons tronqué à dessein pour montrer ce qu’il peut avoir avec une législation civile se termine par une autre recommandation, une autre disposition :


« (…) et dites-leur une parole de bien » .

Coran 4 : 8
وَقُولُوا لَهُمْ قَوْلًا مَّعْرُوفًا

Maintenant le signe est complet : distribuez des biens certes mais ajoutez-y une pensée, un mot, un geste qui traduisent votre sentiment, votre notion, votre idée du bien.

Ce complément, purement moral, est inconcevable dans aucune législation civile. Il donne la liaison sociale issue de la pensée islamique un caractère tel que ce qu’on appelle « les contradictions au sein des masses » serait un phénomène inexplicable dans la société musulmane.

  • Réflexions sur le texte de Malek Bennabi

Qu’est-ce qu’une civilisation ? C’est une façon de remplir son temps et de gérer son espace. On peut voir clairement la manifestation d’une civilisation à travers l’expérience de la solitude poussée à son extrême : lorsqu’on se retrouve seul, dans un lieu désert.

Il y a essentiellement deux façons de remplir son temps. Premièrement, en regardant à ses pieds ou vers la terre, c’est-à-dire en occupant sa solitude de choses et en cherchant à posséder. Deuxièmement, en levant les yeux vers le ciel, c’est-à-dire en occupant sa solitude d’idées et en recherchant la vérité. 

La première façon correspond à un empire qui est en quête de maîtrise des choses tandis que la seconde correspond à une civilisation qui est dans une quête de vérité. 

La religion trouve les conditions favorables dans la seconde, dans une civilisation qui aspire à connaître la vérité. C’est pourquoi les prophètes et les Révélations successives ont eu lieu dans les régions peuplées par des sémites voués à la quête de Dieu. C’est pourquoi l’Europe n’a semble-t-il pas reçu de Révélations sur son territoire, « comme si la nature de l’Européen, trop plein de son humanité, ne laisse pas de place au divin ».

❝ A mi-chemin, entre le Sémite et L’Aryen nordique, le grec peuplera son univers de formes. Il remplira sa solitude du sentiment du Beau qu’il finira par appeler le Bien comme le notait Tolstoï dans ses profondes réflexions sur l’art.
En gros, l’Europe fera, dans sa culture, la synthèse des choses et des formes, de la technique et de l’esthétique. Tandis que l’Orient musulman fera la synthèse des deux idées : du vrai et du bien ❞.

Ainsi, une personne qui a intériorisé les idées de la civilisation occidentale moderne a tendance à occuper son temps avec des activités concrètes répondant à des besoins, à une utilité personnelle ou encore au désir de goûter aux belles choses : manger, dormir, travailler et se divertir. Pour échapper à l’angoisse de la solitude, elle passe son temps à travailler et à se divertir. Le travail focalise son attention sur la production ou la réalisation d’une « chose » : une « table ». Le divertissement focalise son attention sur une expérience de bonheur ou sur un « projet personnel »… Le temps est tellement rempli de choses et de projets personnels que l’individu n’a plus la disponibilité pour se poser des questions et réfléchir sur le sens de la vie. Poussée à son extrême, cette tendance produit le matérialisme et le sous-développement spirituel.

Une personne qui a intériorisé les idées de la civilisation islamique a tendance à occuper son temps avec une activité de questionnement et de méditation. Pour échapper à l’angoisse de la solitude, elle passe son temps non pas à travailler mais à méditer sur le sens de la vie : qu’est-ce que l’âme ? Qui est Dieu, etc. ? Elle passe également son temps à transmettre aux autres les fruits de sa réflexion. Poussée à son extrême, cette tendance produit le mysticisme et le sous-développement matériel.

Toute personne exprime à travers son cœur (ses intentions, ses idées, ses rêves, ses sentiments…), sa langue (sa parole, ses écrits, son expression artistique…) et sa main (son comportement, son action collective, ses institutions…) les grandes idées de la civilisation dans laquelle elle a grandi. 

La civilisation islamique est à l’image d’une étoile qui suit une orbite. Cette orbite, c’est ce qui lui donne sa direction et sa stabilité au fil des siècles. Cette orbite, c’est l’idée que le Coran lui a inspiré à sa naissance : aimer le Bien et détester le Mal :


« Vous êtes la meilleure communauté apparue pour les hommes. En effet, vous ordonnez le bien, vous résistez au mal et vous adhérez à Dieu (…)» .

Coran 3 : 110
كُنتُمْ خَيْرَ أُمَّةٍ أُخْرِجَتْ لِلنَّاسِ تَأْمُرُونَ بِالْمَعْرُوفِ وَتَنْهَوْنَ عَنِ الْمُنكَرِ وَتُؤْمِنُونَ بِاللَّهِ
  • Aujourd’hui, comment les musulmans français remplissent leur temps ?

A travers les signes du Coran, Dieu nous invite à réfléchir sur les générations passées, sur la façon dont elles ont rempli ou occupé le temps de vie qu’Il leur a confié :


« Ne parcourent-ils pas la terre et ne voient-ils pas quelle a été la fin de ceux qui les ont précédés ? Ils les surpassaient en force, ils avaient labouré la terre et ils l’avaient peuplée (‘amarûhâ عَمَرُوهَا) bien plus qu’ils ne l’ont fait eux-mêmes. Leurs messagers sont venus avec des preuves évidentes. Ce n’est pas Dieu qui leur a fait du tort, mais ils se sont faits du tort à eux-mêmes ».

Coran 30 : 9
أَوَلَمْ يَسِيرُوا فِي الْأَرْضِ فَيَنظُرُوا كَيْفَ كَانَ عَاقِبَةُ الَّذِينَ مِن قَبْلِهِمْ كَانُوا أَشَدَّ مِنْهُمْ قُوَّةً وَأَثَارُوا الْأَرْضَ وَعَمَرُوهَا أَكْثَرَ مِمَّا عَمَرُوهَا وَجَاءَتْهُمْ رُسُلُهُم بِالْبَيِّنَاتِ فَمَا كَانَ اللَّهُ لِيَظْلِمَهُمْ وَلَٰكِن كَانُوا أَنفُسَهُمْ يَظْلِمُونَ

Pour nous faire réfléchir sur notre façon de remplir notre temps, Dieu nous projette dans le futur. Le Jour du Jugement, les hommes seront dans un grand regret car malgré leur longue vie, ils n’ont pas rempli leur temps en multipliant les actions au service du bien et de la justice sur terre. S’ils pouvaient revenir sur terre, ils aimeraient remplir leur temps autrement, à travers un engagement total au service de Dieu :


« De là, ils crieront : « Notre Seigneur ! Fais-nous sortir d’ici. Nous pratiquerons la vertu, contrairement à ce que nous faisions autrefois ! » Ne vous avons-Nous pas accordé une vie assez longue (nu’ammirkum نُعَمِّرْكُم) pour que celui qui réfléchit puisse réfléchir ? Et l’avertisseur est venu à vous. Goûtez donc le châtiment ! Il n’y a pas de secoureur pour les iniques ! ».

Coran 35 : 37
وَهُمْ يَصْطَرِخُونَ فِيهَا رَبَّنَا أَخْرِجْنَا نَعْمَلْ صَالِحًا غَيْرَ الَّذِي كُنَّا نَعْمَلُ أَوَلَمْ نُعَمِّرْكُم مَّا يَتَذَكَّرُ فِيهِ مَن تَذَكَّرَ وَجَاءَكُمُ النَّذِيرُ فَذُوقُوا فَمَا لِلظَّالِمِينَ مِن نَّصِيرٍ

Et nous aujourd’hui, qu’est-ce que chacun d’entre nous fait de son temps ? 

Plaire à Dieu, remercier Dieu : est-ce la première pensée avec laquelle on se lève le matin et par laquelle on se couche le soir ?

Lorsqu’on se retrouve seul – chez soi ou en vacances –, comment a-t-on tendance à remplir son temps ?

Imaginons, si un jeune d’aujourd’hui se retrouvait seul sur une île déserte : comment occuperait-il son temps ?

Il prendrait des « selfies ». Il partagerait des « stories » sur les réseaux sociaux. Il aurait tendance à occuper son temps avec des activités originales ou futiles qu’il peut transformer en « chose à raconter » : monter sur un palmier, prendre une photo avec un perroquet… Pour échapper à l’angoisse de la solitude, il passera son temps à raconter sa vie à ceux qui sont sur la terre ferme.

Aujourd’hui, on a tendance à se raconter des histoires plus qu’à tenter de faire l’Histoire et de rendre son monde meilleur. 

Notes

  1.   Bennabi, Malek (1970), Le problème des idées dans le monde musulman. Chapitre 1 Les deux réponses au vide cosmique. Editions Al Bayyinat, p. 7-13.
  2.  Ceci est un extrait de Bennabi, Malek (1970), Le problème des idées dans le monde musulman. Chapitre 1 Les deux réponses au vide cosmique.

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