Elmessiri, Vers un nouveau discours islamique


 Cet article est une traduction d’Elmessiri, Abdel-Wahab (17/07/2003), Towards A New Islamic Discourse. Article publié dans IslamOnline.net. L’auteur porte un regard intéressant, situé à l’intérieur du monde musulman.

L’islam est parfois présenté comme une entité monolithique ou unidimensionnelle. L’islam est sans aucun doute la reconnaissance de la réalité de Dieu (le seul et unique Dieu), qui transcende à la fois l’homme et la nature. Mais le monothéisme ne conduit pas au monisme (doctrine métaphysique selon laquelle l’existence est un tout et une seule réalité) ; au contraire, il conduit au pluralisme et à la diversité.

En effet, d’un point de vue islamique, à l’exception de Dieu, tout le reste existe sur le mode de la diversité. Par conséquent, il n’existe pas un discours islamique unique, mais plutôt une variété de discours qui manifestent les divers efforts, ou ijtihād, (raisonnement personnel) de l’esprit musulman, dans les limites du temps et du lieu, pour comprendre le monde et le Coran. 

Discours islamiques… Visions diverses

On peut classer les différents discours islamiques qui prévalent à l’heure actuelle comme suit :

  1. Un discours populiste salvateur et “messianique” : C’est le discours de l’écrasante majorité des masses musulmanes qui ont réalisé, à travers l’expérience historique, que les processus de modernisation, de sécularisation et de mondialisation ne leur ont rien apporté de bon et n’ont entraîné aucune réforme réelle. Elles veulent voir la (les) nation(s) islamique(s) (ummah) restaurer son héritage religieux et culturel et s’opposer à l’hégémonie néocoloniale occidentale. Bien que ces masses réclament le changement et espèrent le salut, elles sont incapables d’apporter de nouvelles idées ou d’organiser des mouvements sociaux ou politiques. En général, elles trouvent une plate-forme appropriée dans la philanthropie, soit au niveau individuel (charité et secours), soit au niveau communautaire (construction de mosquées, d’hôpitaux et d’écoles ou fourniture de repas chauds aux pauvres).

    Ce discours s’exprime fréquemment sous la forme d’actes de protestation spontanés et parfois brusques, mais il est essentiellement pacifiste. Le discours populiste est principalement le discours des pauvres et des marginalisés, mais il est aussi parfois le discours de certaines élites de la société qui redécouvrent leur héritage religieux et culturel, et qui reconnaissent que sa perte signifierait une perte de leur identité qu’elles tentent de reconstruire.
  2. Le discours politique : Il s’agit du discours de groupes de professionnels de la classe moyenne, d’universitaires, d’étudiants et d’hommes d’affaires, qui sont conscients de la nécessité d’une action islamique susceptible d’aider la ummah à progresser. Ces personnes, ayant compris que l’action politique est le moyen d’atteindre leur objectif, ont créé ou rejoint des organisations politiques qui ne recourent pas à la violence, et à partir desquelles des organisations de jeunesse et d’éducation ont commencé à se développer. Certains partisans minoritaires de ce discours politique ont nourri, à certains moments, l’idéologie selon laquelle la prise de contrôle du gouvernement central serait la panacée tant recherchée, et certains d’entre eux ont effectivement développé des organisations paramilitaires et tenté d’infiltrer les forces armées et de s’emparer du pouvoir par la force. Cependant, les adeptes de ce discours ont généralement tendance à passer par les voies politiques légitimes existantes. La plupart des porteurs de ce discours politique, à l’heure actuelle, tendent à limiter leur activité à la sphère politique et/ou éducative.
  3. Le discours intellectuel : Il s’agit du discours qui traite principalement des questions plus théoriques et intellectuelles, qui est dominant au sein des universitaires et des intellectuels et qui a peu d’influence sur les masses, mais qui reste influent en temps de crise lorsque les gens se tournent vers ces intellectuels pour obtenir des conseils et lorsqu’ils expriment les préoccupations des masses dans l’arène intellectuelle.

Cette simple classification ne signifie pas que les trois discours existent de manière totalement isolée, l’un par rapport à l’autre. En effet, le discours populiste et le discours politique se confondent très souvent, et il en va de même pour le discours politique et le discours intellectuel, malgré les points communs et le cadre de référence que partagent les trois discours. Cependant, nous estimons qu’il est utile, d’un point de vue analytique, de supposer leur indépendance relative l’un par rapport à l’autre.

Outre ce système de classification synchronique, un système chronologique diachronique pourrait s’avérer plus pertinent dans le cadre de ce document. Nous pourrions également faire la distinction entre :

  1. Le discours islamique traditionaliste : Il est apparu comme une réaction directe et immédiate à l’invasion coloniale du monde musulman et a prévalu jusqu’au milieu des années soixante.
  2. Le nouveau discours islamique : Après une période initiale d’indétermination et de marginalisation, ce discours a commencé à prendre une forme plus précise au milieu des années soixante, et a commencé à se déplacer progressivement vers le centre.

Les deux discours se sont efforcés d’apporter une réponse islamique aux défis posés par la colonisation, la modernisation et l’ère post-indépendance. Néanmoins, il existe de grands points de divergence entre les deux, qui découlent de deux facteurs interdépendants :

  1. Leurs attitudes respectives vis-à-vis de la modernité occidentale.
  2. Le niveau d’exhaustivité que chaque discours et perspective a développé.

Nous nous concentrerons ici principalement sur les discours intellectuels islamiques traditionnels et modernes et, dans une moindre mesure – à l’encontre du courant de recherche sur l’islam contemporain – sur le discours politique. J’essaierai d’identifier certaines des caractéristiques saillantes du nouveau discours. Tout mouvement intellectuel ou politique doit s’arrêter de temps à autre pour se regarder d’un œil critique et évaluer ses performances afin d’être en mesure d’extraire certains de ses propres traits naissants et de les cristalliser en un système relativement cohérent, puis de tracer sa propre voie future.

Il convient de noter que la première génération de réformateurs musulmans est entrée en contact avec la formation culturelle occidentale moderne à une époque historique considérablement différente, à bien des égards, de l’époque actuelle. On pourrait affirmer que le paradigme séculier global, le paradigme fondamental qui sous-tend la formation culturelle occidentale moderne, a toujours occupé une position centrale dans la conscience de l’homme occidental moderne et a toujours façonné sa vision de l’univers. On pourrait également dire que les aspects impérialistes de la modernité occidentale ne se sont manifestés que trop clairement dès le début. 

Malgré tous ces faits, la civilisation occidentale moderne se considérait comme une civilisation humaniste, centrée sur l’homme, et a maintenu, pendant un certain temps, au niveau de la vision – mais pas toujours au niveau de la pratique – un sens de l’équilibre et une foi dans les valeurs morales et humaines absolues. Au niveau structurel, les sociétés occidentales ont maintenu, pendant une longue période, un niveau élevé de cohérence sociale et de solidarité. Les valeurs familiales, loin d’être un slogan social vide dont les conservateurs se souviennent les jours d’élection, étaient encore une réalité sociale vivante.

Mais les choses ont changé.

Il pourrait être utile, dans ce contexte, de conceptualiser la laïcité non pas comme un paradigme fixe, mais plutôt comme une séquence paradigmatique dynamique et un processus en cours, qui prend différents modèles dans le temps et l’espace. On peut dire qu’à la fin du XIXe siècle, bon nombre des manifestations qui marquent cette séquence ne s’étaient pas encore matérialisées. La vie privée de l’homme et de nombreux aspects de sa vie publique échappaient encore au pouvoir du processus de sécularisation. En d’autres termes, l’homme occidental n’était sécularisé que dans certains aspects de sa vie publique, mais dans sa vie privée ainsi que dans de nombreux aspects de sa vie sociale publique, il était attaché aux valeurs morales et humaines, enracinées dans la morale et les codes éthiques chrétiens. 

Lorsque la première génération de réformateurs islamiques, porteurs de l’ancien discours islamique, a rencontré cette formation culturelle moderne, elle n’a pas eu à faire à une civilisation séculière globale, mais plutôt à une civilisation partiellement séculière. Alors que la laïcité partielle reconnaît la validité et l’importance des valeurs sur le plan moral, et de l’idée de totalité sur le plan épistémologique (qui traite de la théorie de la connaissance), la laïcité intégrale les nie, de même que l’idée même de transcendance. 

Beaucoup des aspects négatifs de la modernité occidentale, qui sont devenus par la suite un “modèle récurrent”, étaient des événements isolés et des incidents marginaux qui pouvaient être facilement négligés. En outre, la critique occidentale de la modernité et des Lumières n’était pas encore cristallisée à l’époque, même si les voix dissidentes se faisaient de plus en plus fortes. La littérature romantique occidentale, par exemple, est essentiellement une protestation contre les aspects anti-humanistes de la modernité occidentale. Les écrits de certains penseurs occidentaux conservateurs, tels qu’Edmund Burke, contiennent des références à de nombreux sujets développés plus tard par les discours occidentaux critiques à l’égard de la modernité. Les défauts de la progression de la civilisation occidentale, que ce soit au niveau de la théorie ou de la pratique, n’étaient cependant pas encore évidents pour ceux qui l’observaient ou l’étudiaient (de plus en plus dans le modèle capitaliste urbanisé).

Cependant, pour les porteurs du nouveau discours islamique, la situation est tout à fait différente. La plupart d’entre eux ont vécu leurs années de formation intellectuelle dans les années cinquante et ont eu leur première rencontre avec la civilisation occidentale moderne dans les années soixante et soixante-dix. C’était l’époque où la modernité occidentale était déjà entrée dans une phase de crise et où de nombreux penseurs occidentaux avaient commencé à prendre conscience de l’impasse dans laquelle la modernité occidentale s’était engagée. Les porteurs du nouveau discours islamique ont réalisé, dès le début, les aspects sombres de la modernité occidentale. Celle-ci avait entraîné le monde entier dans deux guerres occidentales (appelées “guerres mondiales” parce que le monde entier avait été entraîné dans l’arène du conflit). La promesse de la modernité de mettre fin à la violence historiquement déclenchée par des sentiments religieux n’a pas été tenue, et les régimes modernes ont pu commettre des génocides avec plus de professionnalisme que jamais. La raison peut également commettre ses propres crimes, et pas seulement la religion. À l’époque dite de la “paix”, le monde était pris dans une course effrénée aux armements. L’État-nation centralisé, de plus en plus autoritaire et fort, s’est étendu et a atteint les aspects les plus privés de la vie humaine et, par le biais de son appareil sophistiqué de sécurité et d’éducation, a essayé de “guider” ses citoyens ! Les médias, autre sous-produit de la modernité occidentale, ont largement envahi la vie privée des citoyens, accélérant le processus de standardisation et faisant monter la fièvre consumériste. Entre-temps, le secteur du divertissement est devenu si puissant qu’il contrôle les rêves des masses en leur vendant des utopies érotiques et de la pornographie pure et simple. La famille, en tant qu’institution sociale, n’a pas pu supporter ces pressions et les taux de divorce sont montés en flèche, atteignant des niveaux rarement vus auparavant. La crise du sens, la crise épistémologique, l’anomie, l’aliénation et la réification se sont accentuées. Alors que le projet capitaliste libéral a cessé d’être une réussite éclatante, l’expérience socialiste s’est effondrée et a perdu tout vestige de crédibilité. Des tendances intellectuelles anti-humanistes telles que le fascisme, le nazisme, le sionisme et le structuralisme sont apparues et ont atteint leur apogée dans un état de modernité tardive.

Au-delà de la modernité : Le tournant des années soixante

Au milieu des années soixante, le discours critique occidental sur la modernité s’est cristallisé et les travaux de ses détracteurs, tels que les penseurs de l’école de Francfort, sont devenus largement disponibles et très populaires. De nombreuses études révisant les notions des Lumières ont été publiées. Des travaux sur l’uniformisation résultant de la modernité occidentale et sur son homme unidimensionnel, comme ceux d’Herbert Marcuse, cherchaient à démontrer l’existence d’un défaut structurel au cœur même du projet séculier moderne de la civilisation occidentale – un défaut qui va au-delà de la division traditionnelle de ses idéologies (et s’étend lui-même à un camp socialiste et à un camp capitaliste). De nombreux historiens critiques, réécrivant l’histoire de la civilisation occidentale moderne, ont tenté de souligner l’énormité des crimes commis contre les peuples d’Asie et d’Afrique et du pillage colonial de leurs terres. De nombreuses études, radicalement critiques à l’égard des théories du développement, sont apparues au cours de la même période. Le mouvement de la Nouvelle Gauche a apporté une contribution significative à cet égard. Ainsi, que ce soit au niveau de la pratique ou au niveau de la théorie, il n’était pas difficile pour les porteurs du nouveau discours islamique, ceux qui étudiaient la modernité occidentale au milieu du vingtième siècle, de reconnaître nombre de ses défauts et de la voir dans sa globalité. Il ne leur était plus possible d’éprouver l’admiration et l’étonnement naïfs des intellectuels de la génération du début du vingtième siècle.

Il convient de souligner que ni la nouvelle ni l’ancienne génération d’intellectuels musulmans n’ont fondé leurs constructions intellectuelles respectives sur la base d’une vision islamique du monde de façon exclusive ou exclusiviste. Leur interaction avec la modernité occidentale a sans doute été un facteur de formation très important, et leurs idées aspiraient à des causes et des vertus universelles. Il s’agissait d’une vision inclusive, différente de la connaissance revendiquée par les modernistes comme une science applicable à toutes les communautés, et suggérée plus tard comme la réponse finale, déclarant la fin de l’histoire. Les réponses des musulmans varient en fonction du type de défi auquel ils sont confrontés et de son intensité. Les premiers réformateurs ont trouvé de nombreux aspects positifs dans la modernité occidentale. C’est ce qui ressort de la remarque souvent citée du shaykh Muhammad Abduh : “Alors qu’en Occident il a trouvé des musulmans sans islam, en Orient il a trouvé l’islam sans musulmans” ; il voulait souligner qu’en Occident il avait trouvé des gens qui manifestaient dans leur comportement les idéaux de l’islam même s’ils n’étaient pas musulmans, alors que dans le monde musulman il avait trouvé des gens qui croyaient en l’islam, mais dont le comportement démentait leur croyance.

Par conséquent, pour de nombreux porteurs de l’ancien discours islamique, la question était essentiellement de savoir comment réconcilier l’islam avec la modernité occidentale, et même comment faire en sorte que l’islam la rattrape et soit à la hauteur de ses normes et de ses valeurs. Tel était le cœur du projet de Muhammad Abdu, qui a prédominé le discours réformiste jusqu’au milieu des années soixante de ce siècle. Si l’expérience de Sheikh Muhammad Abdu avec la modernité occidentale avait été différente, il aurait hésité longtemps avant de faire cette remarque et de proposer son projet de progrès.

L’incident suivant pourrait expliquer ce point plus en détail. En 1830, le shaykh Rifa’ah al-Tahtawi, dont l’admiration pour la civilisation occidentale est bien connue, se trouvait à Paris. Cette même année, les canons français pilonnaient des villes et des villages algériens insoupçonnés, les réduisant à l’état de ruines. Le shaykh al-Tahtawi ne voyait que les lumières de Paris et n’entendait que les rythmes urbains et sophistiqués de la modernité occidentale. Dans une rencontre différente avec les Français, les shaykhs algériens, qui ont fait l’objet d’une attaque coloniale brutale utilisant la technologie militaire la plus sophistiquée disponible à l’époque, ne voyaient que les flammes de l’incendie et n’entendaient que le vacarme des bombes. On a dit un jour à l’un de ces shaykhs que les troupes françaises étaient en fait venues en Algérie pour répandre la civilité et la modernité occidentales. Sa réponse fut aussi énigmatique que significative : “Mais pourquoi ont-ils apporté toute cette poudre à canon ? ” 

Comme ce shaykh algérien, les porteurs du nouveau discours islamique ont senti l’odeur de la poudre, ont vu les flammes du feu, entendu le vacarme des canons et vu les sabots des chevaux coloniaux tout piétiner. Puis ils ont vu la poudre à canon devenir omniprésente, car elle s’est transformée en toutes sortes d’armes de destruction massive et d’extermination : bombes, missiles, armes biologiques et nucléaires, etc. (ce qui n’est pas sans rapport avec notre Pax-Americana actuelle). D’énormes budgets ont été alloués à la production ou à l’achat de ces armes, d’abord par les gouvernements de l’Ouest, puis de l’Est, du Sud et du Nord. En fait, l’industrie des armes de destruction massive est devenue l’industrie la plus importante de notre époque rationnelle et éclairée, et l’humanité, pour la première fois dans sa longue histoire, a alloué plus de fonds à la production d’armes qu’à la production de nourriture.

Le discours islamique traditionnel n’était ni unique ni isolé dans son plaidoyer en faveur de la modernité occidentale ; il s’inscrivait, d’une certaine manière, dans la perspective générale qui prévalait dans le tiers monde depuis le début de ce siècle. Les efforts visaient à rattraper l’Occident et à le concurrencer selon ses propres termes. Les libéraux ont appelé à l’adoption de l’ensemble de la vision occidentale moderne, avec “ses aspects doux et amers”. Les marxistes se sont légèrement rebellés et ont suggéré que les peuples du tiers monde pourraient entrer dans la terre promise de la modernité occidentale par les portes du marxisme et de la justice sociale. Les islamistes, à leur tour, ont imaginé qu’il serait possible d’adopter la vision moderne de l’Occident ou plutôt d’y adapter l’Islam. Il est intéressant de noter que toutes les tendances et tous les mouvements, religieux ou laïques, indépendamment de leurs inclinations idéologiques et de leurs origines sociales ou ethniques, ont fait de l’Occident un point de référence implicite et ultime.

En raison de cette attitude à l’égard de la modernité occidentale, l’authentique vision islamique du monde a reculé, ses dimensions se sont réduites et elle a perdu son caractère global. Au lieu de fournir un cadre de référence islamique universel aux musulmans (et aux non-musulmans) dans une époque moderne complexe, la question est devenue de savoir comment “islamiser” certains aspects de la modernité occidentale. Dans la plupart des cas, le processus d’islamisation a pris la forme d’une “omission” des aspects de la modernité occidentale jugés inappropriés ou contradictoires avec l’éthique musulmane et interdits par la loi islamique, sans aucune addition, innovation ou même synthèse constructive. Cela a inévitablement entraîné l’atrophie des aspects de la vision islamique du monde qui n’ont pas d’équivalent dans la vision moderne du monde occidental. Ironiquement, ces aspects constituent l’essence même et la source de la contribution suprême de la vision islamique du monde à la civilisation universelle.

Les porteurs du nouveau discours islamique n’ont pas la même fascination pour la modernité occidentale. En fait, une critique radicale et sophistiquée – et non un simple rejet – de la modernité occidentale est l’un de leurs principaux points de départ. Leur critique n’est ni unique ni isolée. En effet, ils ne diffèrent pas des nombreux penseurs et mouvements politiques du tiers-monde qui tentent actuellement de développer d’autres formes de modernité et de nouveaux modèles de développement durable, ni des nombreuses tendances importantes en Occident qui critiquent la modernité occidentale. Le marxisme a créé une forme de critique de la modernité, et le romantisme, comme indiqué précédemment, a également créé une forme de protestation contre le système capitaliste. Plus récemment, le fondamentalisme religieux est apparu comme une extension populiste de ces préoccupations intellectuelles, ne formant qu’une version d’une résurgence plus large qui est dans son ensemble modérée et même progressiste dans ses propres termes. Toutes ces tendances, d’une manière ou d’une autre, montrent que l’on doute de plus en plus que la modernité occidentale puisse fournir à l’homme suffisamment de sources pour réaliser sa véritable essence humaine.

La critique du nouveau discours islamique sur la modernité recoupe d’autres discours parallèles. Elle reconnaît et souligne les liens inextricables entre la modernité et l’impérialisme occidental, comme le fait le marxisme. Après tout, l’impérialisme a été la première rencontre avec la modernité. Cependant, contrairement à la critique occidentale de la modernité, qui est souvent nihiliste et pessimiste, la critique islamique est optimiste car elle propose un projet de réforme et ne tombe pas dans le nihilisme.

La réappropriation du paradigme islamique

Le paradigme islamique qui s’est développé au cours des quatre dernières décennies n’est pas aussi simpliste qu’il est généralement dépeint dans la littérature académique occidentale dominante ou dans les médias. Il est plutôt complet et profond, et de nombreuses voix qui reflètent ce niveau de sophistication sont soit ignorées, soit réduites au silence au profit de voix plus extrémistes, correspondant à des stéréotypes, etc. Il s’agit d’une “réponse critique interactive”, qui va au-delà de l’acceptation inconditionnelle “positive” ou du rejet “négatif” de la modernité occidentale, deux points extrêmes entre lesquels oscillait l’ancien discours. Conformément à ce paradigme, les réponses occidentales toutes faites aux questions posées par la modernité occidentale sont évitées, et un discours constructif exploratoire et profond – qui ne tente pas de réconcilier l’islam avec la modernité occidentale, ni ne se préoccupe de rechercher les points de contraste – a émergé.

Le retour aux sources de la vision et de la civilisation islamiques n’est pas une approche anti-historique, mais plutôt une tentative d’exploration et d’abstraction d’un paradigme épistémologique afin de générer une renaissance de l’intérieur. Plutôt que d’imposer des catégories analytiques occidentales à la vision du monde islamique, les porteurs du nouveau discours tentent de découvrir ses catégories fondamentales. On peut affirmer sans risque que le nouveau discours islamique – issu d’un cadre islamique – ouvre la porte à une pensée novatrice, à l’Ijtihād (raisonnement personnel/juridique) concernant à la fois la vision moderne du monde occidental et la socio-logique religieuse et culturelle de l’Islam.

Il est donc possible de définir deux critères fondamentaux pour cette ligne de pensée :

L’approche du nouveau discours islamique n’est ni apologétique ni auto-défensive. Ses défenseurs ne souhaitent pas consacrer beaucoup d’énergie à tenter d'”améliorer” l’image de l’islam ou à se “justifier”, même s’ils souhaitent envoyer un “message” au monde.

Les porteurs du nouveau discours ne rejettent ni n’acceptent l’Occident sans critique. Ironiquement, le rejet total, tout comme l’acceptation totale, présuppose l’Occident comme point de référence implicite. Ce que les porteurs du nouveau discours islamique rejettent, en effet, c’est à la fois la centralité et l’universalisme présumés de l’Occident, ainsi que son impérialisme, qui est étroitement lié à sa prétention à la centralité. Ils rejettent les pratiques de spoliation, de pillage et de répression qui ont été perpétrées par le colonialisme occidental dans le passé et qui prennent aujourd’hui de nouvelles formes “mondialisées” non moins brutales.

Pourtant, contrairement au shaykh algérien qui sentait la poudre et ne voyait rien d’autre dans la modernité occidentale, ils ont lu le Waste Land d’Eliot, les pièces absurdes de Becket et de Camus et les écrits nihilistes de Derrida. Ils ont étudié les théories occidentales de l’architecture et de l’informatique, appliquant diverses théories de gestion, et vivent dans les vastes horizons ouverts par la modernité occidentale. Ils connaissent les avantages de cette modernité tout comme ils connaissent ses implications anti-humanistes. Mais ils savent aussi que l’esprit musulman n’est pas une feuille blanche et que le point de départ islamique ne peut être un hypothétique point zéro. Leur discours découle d’une vision du monde qui génère de riches systèmes éthiques, politiques, économiques et esthétiques.

Des questions telles que les conflits de classes et la justice sociale, le rôle de l’État et les limites du contrat social séculier, la nécessité d’une répartition et d’une allocation équitables des ressources, du pouvoir et des valeurs, la question de la femme et l’influence de l’environnement sur l’avenir du monde ont été débattues.

La relation entre la science et la technologie, l’éthique et la morale est également une préoccupation majeure, de même que la forme de gouvernance démocratique la plus adaptée au monde musulman, en faisant la distinction entre la démocratie et le libéralisme et en optant pour une politique de présence juste. La tentative de distinguer la démocratie de la shūrā (consultation) vise à intégrer les procédures démocratiques dans le système de valeurs islamique, afin que les procédures démocratiques sans valeur ne deviennent pas le cadre de référence et ne s’arrogent pas le statut de valeur ultime.

Les défenseurs du nouveau discours islamique considèrent que l’élaboration d’un lexique culturel complexe définissant leur structure conceptuelle et leurs espaces de signification est une tâche urgente et importante, car les concepts sont les clés de la compréhension et les unités analytiques et explicatives qui guident l’esprit vers la compréhension et la sagesse. Par exemple, le mot “esprit” ou “raison” dans le contexte islamique a une signification islamique précise et définie. En tant que notion centrale de la modernité, le mot “raison” dans le lexique philosophique occidental moderne a été conçu comme synonyme du mot arabe ‘aql dans le lexique islamique. D’où la profonde admiration, voire la fascination, pour la rationalité occidentale et le projet des Lumières. Progressivement, les intellectuels musulmans ont développé leur propre notion des limites de la raison et même des crimes commis par la raison dans l’histoire contemporaine, et se sont familiarisés avec la critique occidentale de la raison. Cette critique distingue la “raison instrumentale”, la “raison critique”, la “raison fonctionnelle”, la “raison impérialiste”, la “raison abstraite”, la “négation de la raison”, la “destruction de la raison”, la “déconstruction de la raison” et le “décentrement de la raison”. Il n’est donc plus possible de supposer que le mot ‘aql tel qu’il existe dans le lexique islamique est synonyme du mot “raison”, tel qu’il existe dans le lexique occidental moderne.

Les nouveaux intellectuels musulmans sont intéressants en ce qu’ils reconnaissent que leurs idées sont situées dans les limites du temps et de l’espace, tout en se référant à un héritage universel. Ils passent d’un discours absolutiste à un discours transcendantal, ancré dans des préoccupations existentielles, et s’ils accordent de l’importance à la révélation pour guider l’humanité et donner un sens à l’existence, ils reconnaissent également la dimension culturelle de la plupart des phénomènes humains, y compris la religion. Leur vision est donc complexe. 

Les tenants de l’ancien discours s’arrêtaient à la distinction entre ce qui est ḥalāl (permis) et ḥarām (interdit) selon les lois divines. Le nouveau discours étend le sens de la voie divine au-delà des règles de droit pour embrasser une vision épistémologique de l’Islam qui place le droit sur une carte plus large de conceptions éthiques, morales, sociales et politiques, donnant aux vertus civiques, à la question de la logique de l’État et de l’autonomisation du peuple, et aux droits des nations et des individus (vis-à-vis du Nouvel Ordre Mondial) une plus grande réflexion. C’est alors la question de l’habilitation du consommateur à boycotter certaines marchandises qui est en jeu à certains moments, même si ces marchandises sont en principe ḥalāl, qui importe, rendant les choix personnels sur le marché capitaliste islamiques ou non islamiques en fonction d’une compréhension profonde du système économique mondial, au-delà de la simple compréhension des droits et des torts religieux et rituels. La “sécurité nationale” des consommateurs est appréhendée de manière holistique et de nouvelles idées émergent pour donner du pouvoir à ceux qui en sont privés. L’islam devient dans ce contexte et selon cette compréhension un pouvoir de libération et une source d’alternative à la mondialisation.

La pluralité culturelle est également acceptée et la culture nationale est considérée comme une forme de diversité culturelle au sein de l’Islam, sans être opposée à l’idée de société universelle islamique (ummah). La confrontation et l’hostilité historiques avec les mouvements nationalistes ne sont plus une réalité politique et sociale dominante. Les fossés intellectuels sont comblés et des coalitions sont établies pour faire face aux menaces communes et construire un terrain d’entente pour affronter les forces de la mondialisation rigide et de l’hégémonie capitaliste.

Non seulement l’environnement sociopolitique a été revisité, mais l’environnement écologique a également été repensé et ses dilemmes abordés. Des concepts tels que le “progrès infini” (qui sont des concepts centraux de la modernité occidentale) sont considérés par le nouveau discours comme hostiles à l’idée même des limites du pouvoir humain et donc à l’idée transcendantale de l’homme et de la nature et, finalement, à l’idée d’un Dieu omnipotent. De tels concepts sont anti-humanistes, non seulement au sens religieux, mais aussi au sens épistémologique humain. Ainsi, les porteurs du nouveau discours recherchent constamment de nouvelles théories du développement et de nouveaux concepts de progrès. Ils soutiennent que les théories islamiques du développement devraient être radicalement différentes des théories occidentales séculaires et rejoignent les mouvements plus larges du Sud dans la recherche d’un développement alternatif et dans leur tentative de faire revivre et de construire sur la base de leurs modes de consommation et de production traditionnels durables et sensibles à l’environnement.

Les efforts humains… les aspirations transcendantales

Tout discours – y compris celui des musulmans – est avant tout et en fin de compte un ensemble d’efforts déployés par des esprits humains, façonnés dans le temps et l’espace, pour comprendre le monde de l’homme et de la nature, chaque discours tentant d’interpréter son propre texte sacré et de réexaminer ses propres hypothèses implicites et ses fondements philosophiques/épistémologiques. Cependant, l’herméneutique humaine, selon nous, est différente du texte sacré qu’elle tente de comprendre et d’expliquer. 

Cela conduit à l’idée islamique de tadāfu’ (interaction constructive) et de tadāwul (succession ou altération), ainsi qu’à la reconnaissance du dynamisme de ce monde. Le tadāfu’ n’est pas nécessairement synonyme de conflit, même s’il prend parfois cette forme. Le tadāwul implique que la permanence est l’un des traits de Dieu et que tout le reste change. Il implique également que le monde ne nous appartient pas exclusivement. Sur le plan humain, cela signifie accepter de coexister avec “l’Autre” et de chercher un terrain d’entente. Certains cadres conceptuels de référence sont plus proches de l’Islam que d’autres, et les religions et les discours humanistes sont des alliés et des partenaires plus proches que d’autres idéologies.

Les discours humanistes qui s’enracinent dans la première notion de modernité, qui n’était pas hostile à la religiosité en tant que telle et qui considère la nature humaine comme transcendante par essence, sont des discours très pertinents pour les nouveaux intellectuels musulmans. D’un autre côté, les idées postmodernes sont perçues avec une certaine critique. Le Coran, par exemple, s’il est considéré par les déconstructivistes comme un texte historique qui ne peut être interprété qu’en référence à certaines circonstances et événements temporels, perd sa signification et son héritage en tant que texte révélé. La négation de tout fondement ultime ébranle les piliers sur lesquels repose l’islam et peut conduire au nihilisme et à la relativité ultime.

Enfin, le discours de la modernité occidentale exige soit une certitude absolue, soit un doute absolu, soit une raison dominant totalement le monde, soit une raison complètement dominée par lui (réduite à une matière fluctuante et à une expérimentation perpétuelle) et, enfin, soit une présence totale (dans le langage post-moderniste), soit une absence totale. Il s’agit d’un discours qui passe d’une rationalité matérialiste rigide à une irrationalité matérialiste tout aussi rigide. Le nouveau discours islamique, quant à lui, tente de créer un espace humain qui dépasse les extrêmes matérialistes de la modernité occidentale. Il n’est ni dans un rationalisme ni dans un irrationalisme rigide : il tente d’offrir une matrice complexe de notions et de conditions qui permettent à l’être humain d’être un acteur à la fois rationnel et transcendantal. 


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