Bannière Islam Actuel

Étudiants musulmans : sortir du complexe d’infériorité intellectuelle

Étudiants musulmans : sortir du complexe d’infériorité intellectuelle

Une conversation avec le Professeur Joseph E. B. Lumbard

Dans les universités occidentales, un débat fait rage : comment dépasser l’héritage colonial qui continue de façonner notre manière de penser et de produire du savoir ? Un paradoxe troublant émerge : les étudiants et chercheurs musulmans qui adoptent les théories critiques actuelles pour libérer leur pensée risquent, sans le savoir, de perpétuer les mêmes idées qu’ils cherchent à combattre.

C’est le constat du Professeur Joseph Lumbard, spécialiste américain des études islamiques à l’Université Hamad Bin Khalifa au Qatar.[1] Son analyse ne se contente pas de critiquer. Elle propose une alternative audacieuse : et si la tradition islamique — avec sa vision du monde et sa compréhension globale de la connaissance — offrait précisément ce dont l’université moderne a besoin ? Et si, au lieu de simplement dénoncer la domination occidentale, les musulmans pouvaient apporter une contribution unique aux débats actuels ?

Cette proposition mérite qu’on s’y attarde. Car elle touche au cœur de ce que signifie être musulman à l’université aujourd’hui.

Pourquoi une approche islamique ?

Comme l’a dit al-Ghazālī dans « Erreur et Délivrance », nous devons savoir distinguer la « fausse monnaie » de la « vraie monnaie ». Nous devons examiner les théories actuelles avec discernement.

Aujourd’hui, il existe des écoles de pensée critiques bien établies en Amérique du Sud, en Inde, en Asie et en Afrique… Mais on ne voit pas encore d’école islamique distincte dans ce domaine, bien que des penseurs musulmans brillants comme Wael Hallaq utilisent ces outils dans leurs analyses.

Le point fondamental : on ne doit pas remplacer une façon de penser dominante par une autre. Il serait contre-productif de vouloir simplement remplacer la modernité occidentale par une autre forme de pensée unique.

Ce que Lumbard veut mettre en lumière, c’est la richesse intellectuelle de la tradition islamique. Dans cette tradition, différentes perspectives coexistent et s’enrichissent mutuellement. Il y a des débats, mais la richesse vient de cette diversité.

Prenons l’exemple des quatre écoles juridiques — Ḥanafī, Mālikī, Shāfiʿī, Ḥanbalī — qui ont coexisté pendant plus de mille ans, chacune avec ses propres méthodes, sans qu’aucune ne cherche à éliminer les autres. Ou les différentes écoles de théologie — Māturīdī, Ashʿarī — qui ont toutes contribué aux débats. Cette capacité à maintenir plusieurs perspectives valides en même temps est au cœur de la tradition islamique.

René Guénon, dans « La Crise du Monde Moderne », avait déjà identifié des problèmes que les théories actuelles discutent : la tendance moderne à tout réduire à des chiffres, à évacuer le sacré, à transformer l’éducation en simple formation professionnelle.

Mais attention : la « Tradition » n’est pas le « traditionalisme ». Le traditionalisme est juste une autre idéologie moderne qui veut imposer une seule vision. La vraie tradition islamique, elle, a toujours embrassé la diversité. Ibn Sīnā (Avicenne) pouvait écrire depuis différentes perspectives sans les voir comme contradictoires, mais comme des outils complémentaires.

Les pièges des théories actuelles

Les théories critiques actuelles se divisent en deux groupes. Les théories « décoloniales » se concentrent sur l’action concrète, la transformation des situations d’oppression en Palestine, chez les Rohingyas, au Soudan. Les théories « postcoloniales » sont plus théoriques : elles analysent comment la domination intellectuelle continue même après la fin de la colonisation politique.

Le piège ? Quand ces théories disent que « toutes les expériences se valent », elles tombent dans le même relativisme que le postmodernisme. Edward Said lui-même, figure majeure de ces théories, a qualifié la religion de « barbare ». Ces approches peuvent donc implicitement rejeter toute valeur à la religion.

C’est un problème majeur pour les musulmans qui adoptent ces cadres sans les critiquer. Des chercheurs musulmans utilisent ces outils pour dénoncer l’orientalisme — et c’est légitime — mais en adoptant des idées qui, au fond, vident l’Islam de sa dimension spirituelle et le réduisent à un simple phénomène culturel.

Le philosophe marocain Taha Abderrahmane l’a bien montré : même les critiques les plus radicales de la modernité restent souvent prisonnières de ses idées de base sur la religion. Sans fondements spirituels et éthiques clairs, ces théories risquent de tomber dans un relativisme qui détruit leur propre projet.

Les musulmans ont une contribution précieuse à apporter : une approche qui reconnaît que toutes nos perspectives humaines sont limitées par rapport à l’Absolu (Allāh), mais sans tomber dans le « tout se vaut ». C’est l’équilibre subtil de la tradition islamique.

La domination intellectuelle persiste-t-elle vraiment ?

Lumbard affirme que le colonialisme continue d’influencer la présentation de l’Islam dans les universités occidentales. Cette situation est-elle toujours d’actualité ? Sa réponse est claire : oui, mais sous des formes plus subtiles.

Des auteurs contemporains affirment que les chercheurs occidentaux modernes seraient plus qualifiés pour comprendre le Coran que les grands commentateurs classiques qui y ont consacré leur vie. Stephen Shoemaker, dans « Creating the Qur’an », tente de réhabiliter de vieux clichés orientalistes. Dimitri Gutas parle de la philosophie islamique médiévale comme d’une simple « para-philosophie », une pâle copie de la pensée grecque.

Ces approches maintiennent l’idée de supériorité occidentale. La domination intellectuelle ne se limite pas à des opinions : elle est dans les structures mêmes de l’université. Qui peut parler ? Qui est écouté ? Quelles méthodes sont valables ?

Mais Hallaq propose une idée intéressante : au lieu de rejeter tout en bloc, utilisons les outils d’analyse pour explorer le potentiel de la tradition islamique et offrir des alternatives au système actuel.

Prenons un exemple concret : la durabilité. Le discours occidental parle de maintenir la consommation avec moins d’impact. La tradition islamique offre une vision radicalement différente : le contentement plutôt que la multiplication des faux besoins.

Le Prophète Muhammad — paix et bénédictions sur lui — nous a enseigné à ne pas gaspiller l’eau même au bord d’une rivière abondante. Il a réprimandé un compagnon qui utilisait trop d’eau pour ses ablutions, lui disant que le gaspillage est blâmable même dans les actes d’adoration. Ce principe nous enseigne la modération (wasaṭīyah) et que les ressources naturelles sont un dépôt sacré (amānah) dont nous sommes responsables devant Dieu.

Cette éthique environnementale ne se limite pas à quelques conseils. Elle s’enracine dans une vision globale. Le concept de ḥimā (zone protégée), le principe du waqf (dotation pour les générations futures), les règles du droit islamique sur l’eau — tout cela forme un système cohérent de gestion environnementale.

Ibn Rushd (Averroès) au 12e siècle a développé des règles détaillées sur la protection des ressources naturelles. Ibn al-ʿAwwām a écrit un traité agricole remarquable. Cette approche voit l’homme non comme un exploitant autonome, mais comme un khalīfat Allāh (représentant de Dieu sur terre), porteur d’une responsabilité sacrée.

L’adab : une éducation pour la personne dans sa globalité

Syed Muhammad Naquib al-Attas l’a souligné : l’objectif de l’éducation en Islam est de former un « homme bon » par la transmission de l’adab. Ce concept englobe la vie morale, spirituelle, intellectuelle et sociale. La connaissance n’est pas un simple outil de pouvoir, mais un moyen qui ennoblit l’être humain.

L’adab va bien au-delà des bonnes manières. C’est une philosophie complète de l’éducation. Dans la tradition classique, un étudiant n’apprenait pas seulement des contenus, mais aussi comment être en relation avec le savoir, avec Dieu, avec son professeur, avec son environnement. Il apprenait l’humilité intellectuelle, le respect, la responsabilité éthique.

Cette dimension est cruciale aujourd’hui. Prenons l’intelligence artificielle : qui la contrôle ? À quelles fins ? Quelles implications pour la dignité humaine ? Une éducation fondée sur l’adab formerait des chercheurs qui ne demandent pas seulement « pouvons-nous faire cela ? » mais « devons-nous le faire ? Comment le faire au service du bien ? »

En contraste, l’éducation moderne se concentre sur le contrôle (taskhīr) de la nature plutôt que sur le service (khidmah) à Dieu et à la création. Cette orientation a produit des progrès technologiques, mais aussi une relation destructrice avec l’environnement.

Lumbard critique l’expression « production de connaissances » qui lui semble non islamique. Dans notre tradition, la connaissance est révélée et découverte, non « produite » comme un bien de consommation.

La tradition organise les différentes formes de connaissance. Au sommet : les connaissances révélées (Coran et Sunnah). Puis les connaissances démonstratives (philosophie, théologie). Puis les sciences naturelles. Enfin les opinions probables.

Cette organisation évite deux pièges : le relativisme (tout se vaut) et le scientisme (seule la science compte). Elle reconnaît plusieurs chemins vers la connaissance tout en maintenant leur cohérence. L’éducation islamique insiste sur l’unité entre connaissance (ʿilm), pratique (ʿamal) et état spirituel (ḥāl). Le savoir qui ne transforme pas l’être est incomplet.

Cette vision s’oppose au modèle actuel où la connaissance est fragmentée, où le but est l’employabilité économique, où l’éthique et le spirituel sont absents. L’approche islamique offre une alternative qui pourrait répondre aux critiques actuelles : déshumanisation, perte de sens.

La destruction coloniale des systèmes éducatifs islamiques

Il faut comprendre que les systèmes éducatifs islamiques ont été systématiquement détruits. En Algérie, en Tunisie, en Égypte, en Inde, en Asie centrale, les puissances coloniales ont délibérément anéanti les institutions traditionnelles. Les awqāf (dotations pieuses) qui finançaient l’éducation ont été particulièrement ciblées.

Les chiffres sont éloquents. En Algérie avant 1830 : plus de 1000 écoles actives. En 1890 : une poignée seulement. En Égypte, al-Azhar a été marginalisée et réformée selon des modèles occidentaux. En Inde, les Britanniques ont remplacé le système traditionnel par des écoles anglaises.

Ce n’était pas accidentel. Lord Macaulay en 1835 l’a dit explicitement : il fallait créer « une classe de personnes, indiennes par le sang, mais anglaises par les goûts, les opinions et l’intellect ». Pour dominer un peuple, il faut d’abord dominer son système de transmission du savoir.

Louis Massignon, orientaliste français, a reconnu l’ampleur de cette destruction. Cette destruction n’était pas seulement matérielle (fermeture d’écoles, confiscation de bibliothèques), mais aussi intellectuelle : délégitimer les formes islamiques de savoir, les présenter comme arriérées.

Cependant, les textes sont préservés. Des savants comme ʿAbd al-Qādir al-Jazāʾirī en Algérie et Muṣṭafā Ṣabrī dans l’Empire ottoman ont résisté et nous ont légué des œuvres précieuses. À travers ces textes, nous pouvons récupérer une tradition qui offre une alternative à la modernité.

Développer une confiance intellectuelle

Les jeunes musulmans sont confrontés à un vide. L’hégémonie intellectuelle occidentale est massive. Dans les universités, les médias, partout, le modèle occidental apparaît comme la seule forme légitime de savoir. Face à cela, beaucoup développent un sentiment d’infériorité, croyant que leur tradition n’a rien à offrir.

Lumbard insiste sur la nécessité de développer une « confiance intellectuelle » : la conviction que nos traditions fournissent des réponses, ou au moins les principes pour trouver des réponses. Cette confiance n’est pas aveugle. Elle s’enracine dans une vraie connaissance de la tradition, dans une familiarité avec sa profondeur et sa sophistication.

Il critique particulièrement le mouvement qui se dit être le « progressisme islamique », surtout en Occident. Bien que minoritaire, ce mouvement bénéficie d’une visibilité disproportionnée dans les universités occidentales. Le problème ? Il redéfinit l’Islam pour l’adapter aux discours dominants, vidant l’islam de son propre contenu.

Au lieu de puiser dans la tradition pour développer des réponses authentiques, il calque sur l’Islam les conclusions déjà établies ailleurs. Cette approche inverse le processus : au lieu de partir des principes islamiques pour arriver à des conclusions, elle part des conclusions souhaitées pour chercher ensuite des justifications islamiques.

On voit même ce phénomène avec l’intelligence artificielle. ChatGPT, formé sur des textes occidentaux, présente une version de l’Islam qui correspond aux sensibilités occidentales plutôt qu’aux compréhensions traditionnelles. C’est une forme subtile de domination intellectuelle.

La vraie confiance ne consiste ni à rejeter tout l’Occident, ni à idéaliser naïvement la tradition. Elle consiste à développer une capacité critique autonome, enracinée dans la tradition islamique, qui dialogue avec les autres sur un pied d’égalité, sans complexe ni arrogance.

Créer des espaces d’épanouissement intellectuel

Il est essentiel de créer des communautés où les musulmans peuvent être ensemble, partager leurs recherches et développer de nouvelles approches, en choisissant l’Islam comme ressource intellectuelle globale. Ces espaces ne doivent pas être des ghettos coupés du monde, mais des lieux où la pensée islamique se développe en dialogue avec les autres traditions.

Dans ces espaces, les chercheurs musulmans peuvent aborder les grandes questions — changement climatique, justice sociale, intelligence artificielle, crise de la modernité — en puisant dans la tradition islamique, sans traduire systématiquement leur pensée dans le langage séculier dominant.

Les exemples historiques le montrent : c’est cette confiance combinée à l’ouverture au dialogue qui a permis aux savants musulmans du passé de produire des contributions universelles.

Une alternative réelle à la modernité ?

Le message de Lumbard est optimiste : la tradition islamique est d’une richesse inouïe. Elle s’étend à tous les aspects de l’existence : politique, économie, éducation, science, art.

Elle offre une vision alternative de l’être humain, qui ne le réduit pas à un consommateur. Elle reconnaît sa dignité en tant que khalīfat Allāh, porteur d’une responsabilité cosmique. Cette vision a des implications pratiques : en économie, elle valorise la justice et la responsabilité sociale ; en politique, la consultation (shūrā) et la justice (ʿadl) ; en éducation, le développement intégral de l’être.

Nous avons, en tant que ummah wasaṭ (communauté du juste milieu), une responsabilité : ne pas suivre aveuglément les traditions occidentales, mais apporter notre richesse pour le bien de l’humanité (raḥmatan li al-ʿālamīn).

Vers une renaissance intellectuelle

L’objectif n’est pas de « produire » de la connaissance comme des biens de consommation, mais de développer des êtres humains raffinés par une connaissance authentique. Cette distinction est fondamentale. La connaissance elle-même est une forme d’adoration.

La tradition islamique n’est pas un vestige du passé, mais une source vivante de solutions. Mais il faut d’abord que les musulmans la redécouvrent dans toute sa profondeur. Il faut dépasser les stéréotypes. Il faut développer les compétences pour traduire ses principes dans des termes pertinents aujourd’hui.

La vision de Lumbard n’est pas un retour nostalgique au passé, ni un rejet de la modernité. C’est une synthèse créative où la tradition islamique dialogue avec les autres traditions, apprend d’elles tout en offrant ses principes universels. Les musulmans ne sont plus des consommateurs passifs, mais des contributeurs actifs.

Concrètement, pour un étudiant musulman, cela signifie intégrer l’Islam comme ressource dans sa vie intellectuelle. Pour un chercheur, développer des approches qui émergent de la tradition elle-même. Par exemple en économie : pourquoi ne pas développer une science économique vraiment islamique, fondée sur la justice (ʿadl), le bien commun (maṣlaḥah), la solidarité (takāful) ?

C’est ce projet que Lumbard nous invite à entreprendre : construire une alternative réelle, enracinée dans la tradition islamique, capable de transformer l’université. Un projet qui reconnaît les limites de la modernité sans tomber dans le rejet nihiliste.

L’Islam n’apparaît pas seulement comme une religion parmi d’autres, mais comme une tradition qui a quelque chose d’unique à offrir. Par sa vision globale de l’être humain, son équilibre entre raison et révélation, son insistance sur la responsabilité sociale et environnementale, son refus de séparer le sacré du profane, elle peut contribuer à résoudre les crises les plus profondes de notre époque.

Comme nous l’enseigne le Coran : « Dis : “La vérité est venue, et l’erreur a disparu. Car l’erreur est destinée à disparaître.” » Coran 17 : 81.

وَقُلْ جَآءَ ٱلْحَقُّ وَزَهَقَ ٱلْبَٰطِلُ ۚ إِنَّ ٱلْبَٰطِلَ كَانَ زَهُوقًا

La renaissance intellectuelle islamique n’est pas un rêve utopique, mais une nécessité et une responsabilité pour la ummah d’aujourd’hui.

Bibliographie

Abderrahmane, Taha. Rūḥ al-ḥadāthah. Beyrouth: al-Shabakah al-ʿArabīyah, 2006.

Al-Ghazālī, Abū Ḥāmid. Al-Munqidh min al-ḍalāl.

Al-Attas, Syed Muhammad Naquib. The Concept of Education in Islam. Kuala Lumpur: ISTAC, 1999.

Allen, Amy. The End of Progress. New York: Columbia University Press, 2016.

Fisher, Mark. Capitalist Realism: Is There No Alternative? Winchester: Zero Books, 2009.

Guénon, René. La Crise du Monde Moderne. Paris: Gallimard, 1946.

Hallaq, Wael B. Restating Orientalism. New York: Columbia University Press, 2018.

Lumbard, Joseph E. B. “Islam, Coloniality, and the Pedagogy of Cognitive Liberation.”

Said, Edward W. Orientalism. New York: Pantheon Books, 1978.


[1] Cet article est une adaptation de : Lumbard, Joseph E. B. “Islam, Coloniality, and the Pedagogy of Cognitive Liberation.”