Les sciences : un moyen d’occidentaliser le monde ?


Dans les sociétés occidentales, il existe une hiérarchie des connaissances qui correspond à une hiérarchie des classes socio-économiques. Les connaissances manuelles (plombier, éboueur, cuisinier…) et socio-éducatives (infirmière, éducateur, enseignant…) sont dévalorisées. A l’inverse, les connaissances intellectuelles, techniques (innovateur technique, ingénieur…) et financières sont valorisées.

De la même manière, à l’échelle internationale, “la nouvelle économie de la connaissance” redistribue les cartes en instaurant une nouvelle hiérarchie des sociétés : dans les pays dominants, on garde les connaissances stratégiques ; dans les pays sous influence, on diffuse les connaissances instrumentales liées à l’exécution des plans stratégiques des premiers.

Cette redistribution se fait même entre pays « alliés ». Entre la France et les Etats-Unis d’Amérique par exemple, il existe une compétition pour avoir le monopole de la création d’universités et d’écoles à l’étranger, pour mondialiser le français ou l’anglais, ceci pour renforcer leur influence sur les autres. Au Maroc par exemple, on voit s’exprimer une compétition agressive entre l’Allemagne, la France et les Etats-Unis d’Amérique notamment, dans la création et la possession d’écoles maternelles et primaires, de collèges, de lycées, d’universités, d’écoles de commerce et d’ingénieurs, et de laboratoires de recherche. 

Dans un séminaire à Paris, à l’école Polytechnique, réunissant divers directeurs de grandes entreprises et d’universités, le directeur de l’école Polytechnique a dit ceci : 

Chaque ouverture de MBA en France est comme une déclaration de guerre des Etats-Unis d’Amérique à la France❞.

Il voyait une guerre intellectuelle, une guerre d’influence entre la France et les Etats-Unis d’Amérique dans le fait d’ouvrir un Master. Pourquoi cette perception ? Car un MBA qui s’ouvre, c’est l’influence américaine qui augmente ; c’est l’anglais qui se diffuse encore au détriment du français ; ce sont des idées et des intérêts étrangers qui conquièrent le cœur des Français. 

Pour le reste du monde, les universités « occidentalisées » ont pour mission de répondre aux besoins des programmes de l’économie libérale mondiale. Ainsi, on ne forme pas des étudiants pour jouer un rôle dans l’innovation au service de leur pays, mais plutôt dans l’exécution d’activités industrielles pensées et pilotées pour des intérêts extérieurs. On ne forme pas des étudiants à la philosophie grecque pour développer leur sens critique, y compris envers l’occident et les Grecs, mais plutôt pour exécuter des tâches. On ne forme pas les ingénieurs pour qu’ils inventent de nouveaux modes de transports qui soient moins polluants et moins encombrants pour la vie quotidienne, mais plutôt des ingénieurs capables de réutiliser les solutions de transports qu’on revend dans les pays dits « en voie de développement ». On ne forme pas des sociologues pour qu’ils contribuent à penser l’émancipation de leur pays mais pour accélérer la mise en conformité de leur société avec le modèle occidental. On forme des ingénieurs agricoles non pas pour qu’ils répondent aux besoins alimentaires primaires de leur société mais pour répondre à un marché mondial qui impose la monoculture, ce qui finit par vider les nappes phréatiques et appauvrir la terre à cultiver. 

Ainsi, de l’école maternelle jusqu’à l’université, la mission de l’éducation, dans les sociétés du Sud, c’est d’occidentaliser les personnes et les sociétés pour en faire les futurs consommateurs et les instruments du développement de l’occident.

Par exemple, en Afrique, à partir d’une certaine échelle, la création d’entreprise ne peut pas vraiment exister. Car toute entreprise créée capable de tenir sur la durée, c’est une entreprise qui se donne pour mission d’être une forme de sous-traitant des multinationales occidentales. Un cabinet de recrutement va marcher s’il arrive à participer à « la fuite des cerveaux » et à enrôler les “ressources” du Sud dans les multinationales…

Autrement dit, au lieu de répondre en priorité aux besoins internes de leur propre société, la majorité des entreprises privées travaillent pour soutenir les intérêts des multinationales. 

De la même manière, les universités des pays du Sud, dans le domaine de la santé, sont enrôlées par les multinationales pour faire de leur pays un laboratoire géant de tests de nouveaux vaccins et médicaments. Après les souris, on teste sur les personnes du Sud. Une fois qu’on a pu confirmer la validité du vaccin ou du médicament, on peut enfin le facturer à prix élevé.

C’est ce qu’analyse l’ouvrage de Mohamed Larbi Bouguerra, La recherche contre le Tiers Monde

La vénérable revue scientifique Nature (…) a publié, le 10 septembre 1987, une nouvelle qui a jeté le trouble dans la communauté scientifique en Inde : un accord indo-américain appelé Programme d’Action Vaccin (VAP), a été signé par l’ambassadeur américain en Inde, John Gunther Dean, et le Dr S. Ramachandran, secrétaire du département de biotechnologie du ministère de la Santé. Il autorise le développement et l’essai de vaccins et de techniques de diagnostic pour les maladies infectieuses majeures. Les vaccins proviennent pour l’essentiel de firmes privées américaines désireuses de tester leurs produits à grande échelle avant d’envisager la mise sur le marché. L’accord a soulevé, en fait, un véritable tollé dans le pays. Ainsi, le Dr Bhargavan, directeur du Centre de biologie moléculaire et cellulaire de Hyderabad, s’étonne qu’un texte aussi important n’ait pas été soumis au Comité scientifique consultatif du département de biologie dont il est membre, et le Dr A.S. Paintal, directeur général du Conseil indien de la recherche médicale, affirme qu’il n’autorisera jamais l’usage d’un vaccin américain en Inde, s’il n’a pas été autorisé au préalable aux Etats-Unis par la “Food and Drug Administration” (FDA). Le Dr Bhargavan, dans une déclaration publique, met en garde contre des essais effectués avec des vaccins importés obtenus par le génie génétique avant, dit-il ” que nous ne soyons en position de mettre au point, de procéder aux essais et aux tests par nous-mêmes”. Il critique le gouvernement qui n’a pas encouragé la recherche et la production en biotechnologie et qui se place à présent sous la dépendance de l’étranger”❞. 1

On pourrait croire que ce sont là des histoires anciennes et loin de nous. Mais en fait, c’est une pratique systématique. En effet, l’Afrique est instrumentalisée comme un terrain d’essai pour résoudre les problèmes de santé des occidentaux tout en protégeant la vie de ces derniers grâce à la mise en danger des autres :

les industriels du médicament utilisent les populations du Sud pour résoudre les problèmes sanitaires du Nord❞. 2

La santé est une marchandise au service des riches plus que des pauvres. La recherche, qu’elle soit en occident ou ailleurs, est largement enrôlée pour répondre aux besoins prioritaires de l’occident, avant ceux de la majorité dans le monde.

De la même manière, les tests les plus polluants se font d’abord dans les anciennes colonies, grâce au soutien du dictateur et de l’armée locale qui est le garant des intérêts des puissances occidentales sur place. Ainsi, le marché du « traitement » des déchets toxiques se développe dans les pays du Sud grâce à l’alliance entre le dictateur local et les puissances étrangères :

Un trafiquant en déchets toxiques destinés au Sud déclarait à Jeune Afrique en 1989 : “Il n’y a que dans les pays à régime dictatorial que l’on peut faire passer aussi facilement des projets comme le mien”❞. 3

De façon étonnante, “certaines exportations de médicaments dans le Tiers Monde ont un air de famille avec celles des déchets !❞. 4

Les multinationales, y compris les industries pharmaceutiques, appliquent “la politique du double standard : les médicaments interdits et douteux bannis dans les pays industrialisés sont vendus, au Sud, sans la moindre précaution et avec force publicité (…)❞. 5

Les médecins et les scientifiques du Tiers Monde ne sont pas dupes des manœuvres des multinationales, mais quand ils essaient d’agir en connaissance de cause, ils se heurtent à un mur. Témoin l’incident qui eut pour cadre l’Université de Dar Essalam en Tanzanie. Deux chercheurs de cette institution projetaient de présenter, à un congrès scientifique, une communication décrivant les dangers présentés par les médicaments contenant l’aminopyrine et ses dérivés. Mais l’ambassade du pays industrialisé où la majorité de ces produits est fabriquée aurait suggéré que de “telles critiques venaient bien mal à propos au moment où ce pays finançait la construction d’un bâtiment de l’Université dans le cadre du programme d’aide”. La Faculté de médecine demanda donc aux deux universitaires de retirer leur publication et leur travail ne fut pas présenté au congrès (J.S. Yudkin). En fait, les médecins tanzaniens sont soumis à d’énormes pressions de la part de l’industrie pharmaceutique pour qu’ils prescrivent des médicaments chers, non nécessaires et même dangereux❞. 6

Pour reprendre l’interrogation de l’auteur, faut-il rappeler :

Qu’il est plus profitable pour les multinationales de créer artificiellement, dans le Sud, des marchés pour des produits conçus pour le Nord plutôt que de créer des médicaments spécifiques pour les pays défavorisés, dont le marché risque d’être limité ?7

L’auteur continue de s’interroger : 

Comment en finir avec cette situation à bien des égards criminelle ? Deux obstacles se dressent ici. Certains médecins s’insurgent et arguent de la “liberté de prescrire” comme un droit inaliénable dont ils n’ont à rendre compte à personne8

Pourtant, observe l’auteur, cette “liberté de prescrire” ressemble davantage à l’intérêt de prescrire ce que les multinationales désirent que le droit de prescrire ce qui est bon pour les patients. Comment en est-on venu à cette situation criminelle ? 

Beaucoup de ces médecins ont été formés dans l’idée que leurs intérêts et ceux de l’industrie pharmaceutique vont de pair. De plus, les multinationales les couvrent d’échantillons gratuits, d’équipements, de cadeaux (allant jusqu’aux ordinateurs, aux voitures et aux croisières à l’étranger), et autres avantages pour les inciter à prescrire leurs spécialités ou pour procéder à des essais cliniques❞. 9

Les grandes puissances se font la compétition pour ouvrir des “centres d’excellence” pour augmenter leur influence dans l’enseignement, dans la vie économique et dans la société.

Mais “l’excellence” est définie par ces mêmes grandes puissances, pour servir leurs intérêts avant tout.  

Par exemple, dans les sociétés du Sud, l’Etat et l’université investissent moins de moyens pour trouver des solutions au problème vital de l’eau qu’à vendre des smartphones pour tous. Ils investissent moins de moyens pour trouver des solutions au problème vital de l’autonomie alimentaire que pour inonder le marché interne de produits superflus.

Le monde arabe porte un regard négatif sur les Etats-Unis d’Amérique, à cause de leur politique internationale. Mais cette perception négative est neutralisée par un autre regard positif sur les programmes d’enseignement supérieur américains. L’américanisation des établissements d’enseignement supérieur dans le monde arabe se concentre sur les idées et les valeurs du programme des “arts libéraux”. Shafeeq Ghabra, président de l’Université américaine du Koweït, déclare que l’américanisation de l’enseignement supérieur signifie l’emploi de l’anglais, l’utilisation de stratégies et de modèles éducatifs, de manuels scolaires, de la vie communautaire et d’activités extrascolaires qui sont populaires dans le système éducatif américain. 10

Dans les pays dits « en voie de développement », les laboratoires de recherche en sciences humaines sont structurés et financés pour être un moyen de maîtriser, d’administrer et d’influencer les populations dans le monde, au service d’intérêts étrangers. 

La France par exemple, où la discipline de la sociologie, de la philosophie ou de l’anthropologie ont été des “sports de combat” contre les formes modernes de domination, ces mêmes disciplines, telles qu’elles sont pilotées, structurées et enseignées dans les pays du Sud, sont en fait les relais de la domination occidentale sur les hommes et les femmes du Sud.

Diffuser l’université et l’école des puissances dominantes, ce n’est pas qu’une action intellectuelle : c’est un instrument de diplomatie économique et politique. Autrement dit, c’est un instrument de domination du monde. En ce sens, Philip Coombs, ancien sous-secrétaire d’État sous le gouvernement de John F. Kennedy, a souligné l’importance de l’éducation non pas pour éduquer mais pour exercer son influence sur les autres.11 C’est très exactement ce qu’il dit publiquement lorsqu’on déclare que l’éducation et la culture sont la “quatrième dimension” de la politique étrangère, à côté de l’économie, de la diplomatie et de l’armée. La guerre intellectuelle est même plus stratégique que la guerre économique et militaire.

La France, en attribuant des prix, au nom de “la francophonie”, de la culture, du cinéma, du sport, des “échanges universitaires”, etc., ne fait qu’entrer en compétition avec les autres puissances mondiales, dans la conquête des cœurs et du destin des personnes et des sociétés du Sud.

La même compétition existe pour influencer le monde à travers des entreprises et des gouvernements “favorables à l’occident” ou plutôt, soumis aux intérêts de telle ou telle puissance occidentale. Dans tous les pays du Sud, le choix du ministre de l’Education nationale est décisif pour l’occidentalisation de la société : on a tendance à placer des ministres totalement soumis aux intérêts occidentaux, qui se font les relais de l’occidentalisation des esprits.

La Chine qui se mondialise grâce à sa puissance économique, développe aussi son “soft power”. En ce sens, l’Université Fudan a lancé le Centre d’étude de la culture et des valeurs chinoises dans le contexte mondial (SCCV), pour accélérer l’exportation de ses valeurs et vertus culturelles pour faire face à l’occidentalisation du monde.12

Ces exemples, parmi des centaines de milliers d’autres, sont révélateurs d’une grande vérité : les connaissances modernes produites et diffusées dans le monde sont minées par un biais selon lequel il y a une différence de traitement entre les hommes d’occident et ceux du Sud. Les connaissances universitaires modernes mondialisées sont structurées par la volonté politique de défendre les besoins et les intérêts de l’occident au détriment des autres pays du monde et de la nature. Il existe un colonialisme militaire, politique, économique, mais aussi culturel, intellectuel, universitaire et épistémologique.

La colonisation a joué un rôle important dans la conception de ce que doit être l’université dans tous les nouveaux Etats indépendants. En ce sens, l’université, dans la plupart des pays du Sud, sert l’intérêt de la modernisation et de l’occidentalisation des nouveaux Etats-nations. Le développement économique de ces nations “sous-développées” a été obligé de suivre de près toutes les étapes imposées de la modernisation, y compris l’adoption de toutes les institutions qui ont permis cette réalisation en Occident.

En conclusion, analyser les enjeux de la connaissance à l’heure de la mondialisation, ne doit pas être pris pour un « complot contre les autres ». C’est avant tout l’analyse d’une vision du monde qui produit de l’injustice contre les autres, contre la nature et contre l’occident lui-même. En effet, on voit bien, en occident, comment l’industrie et la connaissance universitaire produisent de l’exclusion chez les acteurs de l’agriculture, de la santé et de l’éducation… 

Plus largement, étant donné que le monde est notre Maison commune, toutes les sociétés et civilisations doivent être solidaires de la crise et de son dépassement. Nous devons donc mener un effort global commun, avec toutes les parties prenantes civilisationnelles, pour exercer un regard critique sur l’ordre du monde et proposer des solutions créatives au service de plus de justice. 

Pour aller plus loin…

L’Appel à déserter le capitalisme – Remise des diplômes Agro Paris Tech 2022 : https://youtu.be/SUOVOC2Kd50 
Le documentaire Alphabet, de Erwin Wagenhofer, sur l’éducation dans le monde : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alphabet_(film) 

Notes

  1.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers-Monde. Presses Universitaires de France, p. 83-84.
  2.  Chippaux, Jean-Philippe (juin 2005), “Médicaments sans scrupules. L’Afrique, cobaye de Big Pharma”. Article dans Le Monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/2005/06/CHIPPAUX/12513 
  3.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers Monde. Presses Universitaires de France, p. 205-206.
  4.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers Monde. Presses Universitaires de France, p. 206.
  5.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers Monde. Presses Universitaires de France, p. 206.
  6.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers Monde. Presses Universitaires de France, p. 224-225.
  7.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers Monde. Presses Universitaires de France, p. 227.
  8.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers Monde. Presses Universitaires de France, p. 227.
  9.  Bouguerra, Mohamed Larbi (1993), La recherche contre le Tiers Monde. Presses Universitaires de France, p. 227-228.
  10.  Gordon Robison, “Education: An American Growth Industry in the Arab World”. A Project of the USC Center on Public Diplomacy, Middle East Media Project, Los Angeles, July 2005, pp. 7.
  11.   Philip Coombs, The Fourth Dimension of Foreign Policy: Education and Cultural Affairs New York: Harper and Row, 1964.
  12.  Wan Mohd Nor Wan Daud (2013), Islamization Of Contemporary Knowledge And The Role Of The University In The Context Of De-Westernization And Decolonization, Universiti Teknologi Malaysia, p. 31.

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