Malek Bennabi et l’idée d’un Commonwealth islamique
Au-delà des États-nations : repenser le commun au 21e siècle
Une vision révolutionnaire de l’unité islamique
En 1960, alors que les pays musulmans achevaient leur libération du colonialisme européen, le penseur algérien Malek Bennabi publiait un ouvrage visionnaire : « L’idée d’un Commonwealth islamique ». Plus de soixante ans plus tard, cette œuvre méconnue résonne avec une grande actualité. Loin d’être un énième plaidoyer politique pour l’unification du monde musulman, Bennabi propose une refondation civilisationnelle qui dépasse les cadres étatiques classiques.
Malek Bennabi a conçu l’Idée d’un Commonwealth islamique (achevé en 1958, publié en 1960) comme un correctif culturel à son œuvre antérieure, L’Afro-Asiatisme (publiée en 1956). Ayant initialement prospecté les possibilités d’un grand espace afro-asiatique, il a rapidement pris conscience que le regroupement des peuples est avant tout d’ordre culturel.
Le Commonwealth islamique doit ainsi voir le jour non pas comme une simple structure politique, économique et stratégique (à l’image du modèle britannique), mais comme une structure morale et culturelle nécessaire pour résoudre à la fois la crise sociale des pays musulmans et la crise spirituelle de toute l’humanité.
Le choix du titre « Commonwealth islamique » s’inspire du modèle britannique, bien que les similitudes soient limitées. Les ressemblances tiennent à l’échelle des problèmes. Le Commonwealth britannique est un « grand espace » et pose un problème d’ordre géopolitique à une grande échelle, ce qui suggère des solutions similaires pour le Commonwealth islamique. Une autre similitude importante réside dans le fait que le Commonwealth britannique n’est ni un État ni une fédération d’États (comme les USA) car chaque pays membre a sa propre représentation diplomatique. Ce modèle de lien organique est plus approprié à la situation réelle du monde musulman.
Cependant, les différences sont fondamentales. Le lien organique du modèle britannique est concrétisé par la personne du souverain (roi ou reine).
« Le Commonwealth islamique doit par contre trouver son expression dans une idée, l’islam. »[1]
Le Commonwealth islamique n’est pas le califat
Bennabi prend soin de distinguer radicalement son projet du concept de califat. Pour lui, l’institution du califat, déjà fragilisée dès le 10e siècle avec l’apparition de califats concurrents (fatimide et omeyyade), puis mise sous tutelle par les Bouyides chiites en 945, n’était plus qu’une « longue fiction » après la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258.[2]
L’abolition officielle du califat à Istanbul en 1924 par Mustafa Kemal a certes ému la conscience islamique mondiale, mais elle n’a fait que mettre fin à une idée déjà morte dans les faits. Bennabi refuse catégoriquement toute nostalgie d’un passé révolu. Il rejette également avec fermeté les nationalismes musulmans, qu’ils soient pan-islamistes ou pan-arabistes.
Le panislamisme, qui ferait du musulman une nationalité, est pour Bennabi un « idée mortelle » – une position qui s’est vérifiée avec l’histoire tumultueuse du Pakistan. Le nationalisme arabe, dont la République arabe unie (union éphémère entre la Syrie et l’Égypte) a été l’incarnation avortée, n’est qu’une mauvaise réponse à la crise générale que traverse le monde musulman.
Pour Bennabi, le Commonwealth islamique doit conserver la vertu d’unité que représentait le califat, tout en l’adaptant radicalement aux réalités du monde moderne. Il ne s’agit pas d’une structure politique centralisée, mais d’un espace culturel et moral partagé.
Diagnostiquer la crise : l’homme post-almohadien
Au cœur de l’analyse de Bennabi se trouve un diagnostic sans concession : depuis six ou sept siècles, le monde musulman traverse une crise profonde qui a produit ce qu’il appelle « l’homme post-almohadien ». Cet homme, incapable d’atteindre le niveau d’une civilisation autonome, est prisonnier d’un décalage historique par rapport au monde moderne.
Cette crise se manifeste par une inadaptation psychologique fondamentale. Le musulman contemporain évolue dans un « nouvel environnement » qu’il n’a pas encore intériorisé. Coincé entre un monde traditionnel qui se désagrège (symbolisé par al-Azhar et les ruelles anciennes) et un monde moderne qu’il ne maîtrise pas (symbolisé par les gratte-ciels et l’administration bureaucratique), il a un sentiment négatif de décalage, de fragmentation, de division et d’incohérence entre sa pensée et sa vie :
« Il sent vaguement qu’il y a entre lui et ce monde un certain décalage, une certaine coupure, sans savoir exactement en préciser la cause réelle. »[3]
L’auteur illustre cette rupture par l’image du le Mogamma au Caire : un imposant bâtiment administratif de treize étages qui écrase de son ombre une petite mosquée élégante. Ce renversement de l’échelle des valeurs traduit une transformation plus profonde : le passage d’une société guidée par le « critère coranique » à une société dominée par le « critère social » hérité de l’Occident.[4]
Le monde des « idées » contre le monde des « choses »
L’un des concepts les plus structurants de Bennabi réside dans la distinction entre le monde des « idées » (al-afkār) et le monde des « choses » (al-ashyāʾ). L’individu, la famille et la société musulmanes contemporaines sont envahis de « choses » qui ne sont pas toujours nécessaires. Ces choses s’imposent par l’éducation, la culture, la publicité et la consommation, le divertissement, l’économie libérale et la politique coloniale. A travers ces choses, le musulman se voit imposer des idées sur Dieu, sur la vie, sur la famille, sur le bonheur, sur l’éducation, sur la réussite, sur l’économie…, idées qui ne lui appartiennent pas et dont il n’a pas pris le soin d’en vérifier la justesse. En effet, la société musulmane n’est pas isolée mais en liaison imposée, bien que purement matérielle, avec une société super-technique mondiale. Cette liaison lui impose des normes et l’oblige à assimiler tant bien que mal ses idées. La société doit réagir pour contenir le poids écrasant des choses et la pression des idées qui menacent sa personnalité :
« Il en résulte dans l’esprit musulman une double polarisation qui coupe sa vie psychologique en deux mondes séparés, le musulman vit dans un monde étrange où les ‘choses’ sont à lui et les ‘idées’ ne lui appartiennent pas. »[5]
L’importation massive de « la chose de l’Occident » a formé chez le musulman le goût de la facilité et le dégoût de l’effort de pensée, de critique et de créativité. En ce sens :
« Il est plus simple d’acheter une Cadillac ou un réfrigérateur que d’acquérir les idées nécessaires pour les construire. »[6]
Cette observation saisit l’essence du mimétisme qui afflige le monde musulman : une course effrénée à l’imitation des apparences de la modernité occidentale, sans considérer la vision du monde, les cadres conceptuels qui les sous-tendent, et les impacts sur la vie quotidienne.
Le paradoxe est saisissant : « La matière qui a eu pour conséquence dans le monde planifié d’accroître la quantité des ‘idées’ a eu pour conséquence contraire dans le monde musulman de multiplier seulement les ‘choses’. »[7] Alors que l’Occident industrialisé a su transformer l’abondance matérielle en innovation intellectuelle, le monde musulman s’est contenté d’importer des produits finis sans développer sa capacité de production intellectuelle.
Cette inefficacité, au niveau des idées, explique pourquoi les musulmans succombent au matérialisme capitaliste tout en prétendant théoriquement le rejeter. La véritable indépendance, celle qui compte vraiment, doit être celle du « monde des idées », car c’est elle qui crée le « monde des choses » et permet le dénouement de la crise sociale.[8]
Le Commonwealth comme témoignage
Le Coran donne au musulman la mission de témoigner devant l’humanité :
« Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu [ummah wasaṭā] pour que vous soyez témoins envers les gens et pour que le messager soit témoin envers vous. »[9]
وَكَذَٰلِكَ جَعَلْنَاكُمْ أُمَّةً وَسَطًا لِّتَكُونُوا شُهَدَاءَ عَلَى النَّاسِ وَيَكُونَ الرَّسُولُ عَلَيْكُمْ شَهِيدًا
Pour être un témoin valable, la première qualité requise est la « présence ». Le musulman est donc obligé de vivre en contact avec le plus grand nombre d’êtres humains et leurs problèmes ; sa présence doit embrasser l’espace maximum pour que son témoignage embrasse le maximum de faits.
« Celui qui voit une chose blâmable (munkar), qu’il la change de sa main (action physique) ; s’il ne peut pas, qu’il la change de sa langue (parole) ; sinon, de son cœur (désapprobation intérieure). Et cela est le plus faible degré de la foi. »[10]
عَنْ أَبِي سَعِيدٍ الْخُدْرِيِّ رَضِيَ اللَّهُ عَنْهُ قَالَ: سَمِعْتُ رَسُولَ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ يَقُولُ: مَنْ رَأَى مِنْكُمْ مُنْكَرًا فَلْيُغَيِّرْهُ بِيَدِهِ فَإِنْ لَمْ يَسْتَطِعْ فَبِلِسَانِهِ فَإِنْ لَمْ يَسْتَطِعْ فَبِقَلْبِهِ وَذَلِكَ أَضْعَفُ الْإِيمَانِ. رَوَاهُ مُسْلِمٌ.
Ce ḥadīth invite le musulman à témoigner selon trois façons qui correspondent à degrés d’implication. Le minimum attendu du musulman, c’est de se sentir mal face à l’injustice, même s’il ne peut rien faire pour l’empêcher. Même à ce degré, la présence n’est pas pure passivité, car elle implique une sanction intérieure des faits. Etre là, ne rien faire mais ressentir une colère saine contre une injustice, vouloir la changer, c’est déjà le début du changement social qui commence dans le secret, à l’intérieur de l’être humain. Le maximum qui est attendu de lui, c’est d’agir efficacement pour empêcher l’injustice. Entre les deux, il doit au moins l’empêcher par sa prise de parole. Quoi qu’il en soit, témoigner est la mission essentielle que Dieu attend du musulman.
En plus d’être témoin, le musulman doit être « messager ». La parole finale du prophète lors du « Pèlerinage des adieux », « Que le présent informe l’absent ». Les « présents » représentent les générations musulmanes successives, et les « absents » désignent ceux qui n’ont pas encore reçu le message de l’Islam.[11]
Le Commonwealth comme solution civilisationnelle
Face à cette crise multidimensionnelle, Bennabi propose le Commonwealth islamique comme réponse civilisationnelle globale. Il ne s’agit ni d’un État, ni d’une fédération d’États, mais d’une association de peuples unie par une grande idée : l’islam.
Le modèle s’inspire partiellement du Commonwealth britannique, mais avec des différences fondamentales. Tandis que le Commonwealth britannique trouve son unité dans la personne du souverain (roi ou reine), le Commonwealth islamique doit incarner une idée partagée. Cette structure serait concrétisée par un « concile permanent » représentant la « volonté collective » de la communauté musulmane.[12]
Les fonctions de ce Commonwealth seraient multiples. D’abord, il servirait de « centre de recherches »[13] pour étudier les problèmes fondamentaux spécifiques aux sociétés musulmanes. Bennabi insiste particulièrement sur trois facteurs bio-historiques fondamentaux : l’homme, le sol et le temps.
Le Commonwealth islamique a trois missions essentielles : le témoignage (shahādah), le message (risālah), et la présence active dans le monde. Le musulman doit être témoin des valeurs islamiques dans sa vie quotidienne, messager auprès de ceux qui n’ont pas encore reçu le message, et acteur conscient de la transformation sociale.
Le Commonwealth comme changement d’échelle pour penser les problèmes de notre temps
L’individu (par exemple, un musulman français) évolue successivement dans plusieurs sphères : la sphère où il naît (en France) ; la sphère de sa communauté musulmane française ; la sphère de son pays d’origine (dans la plupart des cas : Afrique, Turquie…) ; la sphère de l’Europe ; la sphère des musulmans d’Occident ; la sphère du monde arabe ; ; la sphère de l’Afro-asiatisme ; la sphère du vaste monde musulman ; et enfin, la sphère mondiale. Le développement de sa conscience est proportionnel au passage des sphères intérieures aux sphères extérieures. C’est en évoluant du petit monde clos de sa communauté au vaste monde — que le musulman pourra développer une meilleure compréhension du monde, trouver des opportunités pour réaliser ses idées ou des partenaires pour agir. L’idée d’un Commonwealth islamique ouvre la conscience musulmane sur le grand monde :
« Or l’idée du Commonwealth islamique est, en soi, comme une extension du paysage dans lequel se forme le musulman et, par voie de conséquence, comme une extension de son échelle personnelle. »[14]
« Et à mesure qu’il passe d’une sphère intérieure à une sphère extérieure, c’est son ‘monde des idées’ qui croît dans cette mesure. Et quand sa conscience aura atteint le développement correspondant à la ‘sphère mondiale’, son échelle personnelle aura atteint le développement maximum et sa ‘présence’ sera partout dans le monde. »[15]
Par conséquent, le musulman ne doit pas penser le monde dans la limite de son petit monde communautaire clos mais il doit englober les problèmes de son pays, du monde musulman et de l’humanité.
La crise est moins dans la nature des problèmes que dans l’attitude du musulman à leur égard. Cependant, l’échelle des problèmes devient primordiale. Certains problèmes dépassent le cadre national ou régional. Le monde musulman doit reconnaître que des questions posées à Rabat peuvent nécessiter une solution générale applicable également à Djakarta, impliquant une aire donnée.
L’histoire contemporaine est marquée par l’apparition de « l’espace planifié », où la puissance se concentre à des fins stratégiques, comme l’axe Washington-Moscou. Ces unités géopolitiques (bloc du Pacte atlantique, Union soviétique, Chine populaire, Union indienne) sont susceptibles de fonctionner en circuit fermé. Dans ces espaces, les problèmes sont portés à une plus grande échelle et dominés par la loi des nombres. L’existence de ces grands espaces rend l’organisation du monde musulman à une échelle similaire nécessaire.
Face à ce monde planifié, dominé par le facteur technique et la puissance, le musulman ressent parfois son « inutilité » et a l’impression que « l’histoire du monde se fait sans lui ». Intérioriser ce décalage mène à la prise de conscience que le monde musulman est gros d’une révolution.
Le dilemme est le suivant : le monde musulman peut-il accomplir sa révolution selon un plan préétabli qui tiendrait compte de ses facteurs psychosociaux propres, ou bien se verra-t-il, faute d’orientation, conduit par les nécessités mondiales à une révolution sur laquelle il n’aura aucun contrôle?
La planification du monde musulman est d’abord nécessaire dans l’ordre moral, pour éliminer le poids des sentiments négatifs (désespoir, pessimisme). L’aire concernée s’étend approximativement des méridiens de Tanger à Djakarta et des parallèles d’Alger à Dar Essalam.
Dès que l’on aborde le problème sous l’angle technique de l’exécution, on réalise qu’il n’existe pas un monde musulman, mais des « mondes musulmans » : africain (noir), arabe, iranien (Perse, Afghanistan, Pakistan), malaisien (Indonésie, Malaisie) et sino-mongol.
Une planification exige donc une opération d’intégration (définissant l’unité du problème) et une opération d’articulation (tenant compte de la multiplicité).
Le principe intégrateur doit venir au premier plan, car le monde musulman a conservé une « unité spirituelle » qui est un facteur essentiel de cohésion et de coordination. Cette unité doit s’incarner dans une forme institutionnelle de la volonté collective, impliquant de reconsidérer le problème du califat et de définir al-imāmah à la lumière de la dispersion politique, géographique et ethnique de la ummah. Le Commonwealth islamique peut être défini comme une fédération de ces « mondes musulmans » dirigée par un congrès islamique jouant le rôle d’organe fédérateur.[16]
Une étude complète de ce projet ne peut être menée par un seul homme ni en un seul lieu. Elle doit être menée sur le terrain par des groupes de collaborateurs qualifiés, organisés en commissions pour chacun des secteurs définis (les cinq ou six « mondes musulmans »).
Le travail de ces commissions doit être mené « du dedans à la périphérie ». L’enquête doit se concentrer sur les données spécifiques et communes qui lient les différents « mondes musulmans » sous le même principe intégrateur.
L’auteur rejette un schéma où l’idée du Commonwealth rayonnerait d’un point central (comme La Mecque à l’époque des débuts de l’Islam). Ce schéma n’est plus valable, car le point central pourrait être interprété comme une « volonté particulière cherchant à imposer cette idée ».
Le « schéma valable » est celui où le point central représente le point d’aboutissement de l’initiative prise par les cinq ou six secteurs. Ce point de rencontre incarnerait l’expression la plus authentique d’une « volonté collective » islamique. Le travail d’étude mené par ces commissions locales, procédant du dedans à la périphérie, sera un travail de formation, faisant naître le Commonwealth d’abord dans le « monde des idées » avant d’entrer dans le « monde des faits historiques ».
Bennabi et la pensée décoloniale : convergences et dépassements
Bien que Bennabi ait écrit son œuvre avant l’émergence formelle du courant décolonial dans les années 1990-2000, sa pensée anticipe et enrichit considérablement les thèmes centraux de ce mouvement intellectuel. Sa réflexion sur le Commonwealth islamique s’inscrit dans une critique radicale de la colonialité qui dépasse le simple cadre politique de la décolonisation.
La critique de la colonialité du savoir
Bennabi développe une analyse pionnière de ce que les penseurs décoloniaux américains du continent comme Walter Mignolo appelleront plus tard la « colonialité du savoir ».[17] Pour lui, les musulmans n’ont pas été envahis uniquement par « la chose de l’Occident » – ses techniques, ses armes, ses objets, ses gadgets –, mais aussi ses solutions, ses institutions, ses procédures, son esthétique, son style, ses sciences et ses biais sur le monde… La domination subie est donc bien plus profonde que l’occupation militaire : la colonisation de la totalité de la vie de l’individu et de la société. A titre d’illustration, Bennabi cite le bilinguisme, l’éducation principalement en français ou en anglais, et en arabe de façon plus marginale. Ce bilinguisme a formé dans les esprits musulmans deux langues concurrentes, la première dominant la seconde.
Mais la langue ne transmet pas que des mots : elle transmet une vision de Dieu, de la nature, de la vie, de l’homme, de la famille, du bonheur, de la réussite, de la morale et de la vérité… Et à travers la langue dominante, le français, l’éducation a formé principalement à la vision occidentale du monde. C’est ce qui fait que l’on peut observer des esprits musulmans tels que l’intellectuel égyptien ʿAli ʿAbd Al-Razāk, qui, formé à al-Azhar et à Oxford, avait une vision sécularisée de la religion et de la vie. Pour Bennabi, la démarche de ʿAbd Al-Razāk est le résultat d’une colonisation intellectuelle :
« Ici, la dissidence introduite par le bilinguisme dans l’univers culturel d’un pays musulman n’est pas seulement d’ordre esthétique mais d’ordre éthique et philosophique. »[18]
Bennabi analyse que la colonisabilité est amplifiée par un « affaiblissement qui vient de l’extérieur. »[19] Le colonialisme n’ignore pas la valeur pratique de l’idée, qu’il considère même plus importante que le pétrole. Le colonialisme maintient un monopole des idées et pilote un système de neutralisation des idées qui le gênent :
Le colonialisme « a disposé dans le monde tout un dispositif d’observatoires chargés uniquement de contrôler la circulation des idées. »[20]
Bennabi analyse ici encore le double mal, interne et externe, qui paralyse l’esprit musulman : « aux faiblesses intérieures de notre équipement idéologique vient s’ajouter un affaiblissement résultant d’un effort systématique de sabotage dirigé du dehors. »[21]
Cette analyse préfigure la notion d’« épistémicide » développée par Boaventura de Sousa Santos : l’effacement systématique des savoirs et des modes de pensée non-occidentaux.[22] Bennabi montre comment la double culture ne produit pas une richesse intellectuelle, mais une aliénation où le sujet colonisé cherche à se libérer de sa propre tradition en adoptant les cadres conceptuels du colonisateur.
Au-delà de l’État-nation : critiquer l’héritage colonial
Là où Bennabi va plus loin que la plupart des penseurs décoloniaux, c’est dans sa critique radicale de l’État-nation comme forme politique héritée du colonialisme. Les frontières tracées par les puissances coloniales, les structures étatiques calquées sur le modèle westphalien, les nationalismes artificiels – tout cela constitue pour lui un piège qui perpétue la domination sous de nouvelles formes.
En rejetant aussi bien le panislamisme que le nationalisme arabe, Bennabi refuse les deux modalités principales par lesquelles les élites post-coloniales ont tenté de penser l’unité musulmane. Le panislamisme transforme l’appartenance religieuse en nationalité, reproduisant ainsi la logique même de l’État-nation. Le panarabisme ethnise l’identité musulmane, excluant les non-Arabes et fragmentant la ummah.
Cette double critique révèle la lucidité de Bennabi : il comprend que la véritable décolonisation ne peut se contenter de renverser les maîtres coloniaux, elle doit déconstruire les structures mentales et politiques qu’ils ont imposées. C’est précisément ce que les théoriciens décoloniaux contemporains appellent « penser depuis la frontière » ou développer une « pensée frontalière » : créer de nouveaux cadres conceptuels qui ne soient pas simplement l’inverse ou la négation des concepts occidentaux, mais qui émergent d’une épistémologie propre.
Le pluriversalisme avant la lettre
Le concept de Commonwealth islamique proposé par Bennabi s’apparente à ce que les penseurs décoloniaux contemporains nomment le « pluriversalisme »[23] : la coexistence de plusieurs mondes, de plusieurs rationalités, de plusieurs manières d’organiser la vie collective, sans qu’aucune ne prétende à l’universalité.
Quand Bennabi affirme que le Commonwealth islamique doit permettre « le dénouement non seulement de la crise sociale actuelle des pays musulmans, mais aussi le dénouement de la crise spirituelle de toute l’humanité, »[24] il ne propose pas un universalisme unique qui viendrait simplement remplacer l’universalisme occidental. Il suggère plutôt que la civilisation islamique, en se ressaisissant d’elle-même, peut offrir au monde une alternative à la modernité matérialiste – une alternative parmi d’autres possibles.
Cette vision pluriverselle se manifeste dans le refus bennabien du mimétisme. Lorsqu’il critique l’importation aveugle des « choses » occidentales sans esprit critique des « idées » qui les sous-tendent, il ne plaide pas pour un rejet total de la modernité. Il appelle plutôt à une alternative pensée depuis l’intérieur de la tradition islamique, qui sélectionnerait et réinventerait les acquis techniques et scientifiques de l’Occident selon ses propres finalités civilisationnelles.
Une contribution majeure à la pensée décoloniale
La pensée de Bennabi constitue une contribution majeure – et largement sous-estimée – à la pensée décoloniale globale. Son analyse de la colonialité du savoir, sa critique des structures politiques héritées de la colonisation, sa vision d’une alternative à la modernité occidentale, et surtout son refus de tout universalisme hégémonique font de lui un précurseur important.
Ce qui rend Bennabi particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est qu’il pense la décolonisation non pas comme un simple renversement (remplacer les élites coloniales par des élites autochtones), mais comme une refondation civilisationnelle globale. Cette refondation exige un travail psychologique (sortir des complexes d’infériorité), épistémologique (se réapproprier ses propres cadres de pensée), social (résoudre les problèmes fondamentaux spécifiques des sociétés musulmanes), et spirituel (redonner un sens et une finalité à l’existence collective).
Conclusion : une renaissance par les idées
L’œuvre de Malek Bennabi sur le Commonwealth islamique nous rappelle une vérité fondamentale : la libération véritable est d’abord celle de l’esprit. Soixante ans après la publication de son essai visionnaire, le diagnostic reste d’une actualité brûlante. Les musulmans, en France comme ailleurs, demeurent souvent prisonniers du mimétisme, de la fragmentation, et de l’inefficacité idéologique.
Mais l’œuvre de Bennabi est aussi porteuse d’espoir. Elle nous montre qu’une renaissance est possible si nous acceptons de faire le travail nécessaire : reconstruire notre monde des idées, former une élite intellectuelle authentique, créer des institutions durables, assumer notre rôle de témoins et de messagers dans le monde contemporain.
Le Commonwealth islamique, tel que Bennabi le concevait, ne verra peut-être jamais le jour sous la forme d’une structure internationale formelle. Mais son esprit peut et doit se concrétiser à l’échelle locale : dans chaque mosquée qui devient un centre d’apprentissage, dans chaque association qui dépasse le folklore communautaire pour s’attaquer aux vrais problèmes, dans chaque musulman qui décide d’investir dans sa formation intellectuelle et spirituelle plutôt que dans la consommation ostentatoire.
Pour les musulmans français, l’héritage de Bennabi est un appel à l’action : ne plus subir l’histoire, mais la faire. Ne plus imiter l’Occident, mais développer notre propre modernité. Ne plus nous contenter d’exister, mais aspirer à contribuer. Le défi est immense, mais la tâche est exaltante. Elle demande du courage intellectuel, de la persévérance, et une foi inébranlable en notre capacité collective à nous transformer.
Comme le disait Bennabi lui-même : « Il faut qu’une révolution sociale s’accomplisse du dedans, sinon elle viendra de l’extérieur. » La question n’est plus de savoir si cette transformation est nécessaire – elle l’est. La seule question qui reste est : qui aura le courage de la commencer ?
Bibliographie
Bennabi, Malek. 1990. Le problème des idées dans le monde musulman. Alger : Éditions Al Bayyinat.
Bennabi, Malek. 2023. Idée d’un Commonwealth islamique. Paris : Héritage Éditions.
Bennabi, Malek. 2022. L’Afro-Asiatisme : Conclusions sur la Conférence de Bandoeng. Paris : Héritage Éditions.
Santos, Boaventura de Sousa. 2007. “Beyond Abyssal Thinking: From Global Lines to Ecologies of Knowledges.” Review (Fernand Braudel Center) 30 (1): 45–89.
Mignolo, Walter D. 2000. Local Histories/Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking. Princeton, NJ: Princeton University Press.
Mignolo, Walter D. 2013. “Geopolitics of Sensing and Knowing: On (De)Coloniality, Border Thinking, and Epistemic Disobedience.” Postcolonial Studies 16 (3): 297–313.
[1] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 29.
[2] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 6.
[3] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 46.
[4] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 34.
[5] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 35-36.
[6] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 26.
[7] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 26.
[8] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 37.
[9] Coran 2 : 143.
[10] Ḥadīth ṣaḥīḥ rapporté par Muslim dans son Ṣaḥīḥ.
[11] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 98.
[12] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 103.
[13] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 104.
[14] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 91.
[15] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 92.
[16] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 59.
[17] Walter D. Mignolo, Local Histories/Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking (Princeton, NJ: Princeton University Press, 2000), 17-18.
[18] Malek Bennabi, Le problème des idées dans le monde musulman (Alger : Éditions Al Bayyinat, 1990), 115.
[19] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 74.
[20] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 74.
[21] Malek Bennabi, Idée d’un Commonwealth islamique (Paris : Héritage éditions, 2023), 80.
[22] Boaventura de Sousa Santos, “Beyond Abyssal Thinking: From Global Lines to Ecologies of Knowledges,” Review (Fernand Braudel Center) 30, no. 1 (2007): 47.
[23] Walter D. Mignolo, “Geopolitics of Sensing and Knowing: On (De)Coloniality, Border Thinking, and Epistemic Disobedience,” Postcolonial Studies 16, no. 3 (2013): 306.
[24] Malek Bennabi, Le problème des idées dans le monde musulman (Alger : Éditions Al Bayyinat, 1990), 115.


