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Malek Bennabi, islam et savoir

Malek Bennabi, islam et savoir

Introduction : L’actualité de Malek Bennabi

En ce début du XXIe siècle, alors que l’intelligence artificielle bouleverse nos sociétés, que la crise climatique menace notre survie collective, et que les inégalités mondiales se creusent malgré les progrès technologiques, la pensée de Malek Bennabi résonne avec une actualité saisissante. Cet intellectuel musulman du XXe siècle, figure majeure du « nouveau discours islamique », a posé il y a plus de soixante ans des questions qui demeurent au cœur de nos préoccupations contemporaines.

Comment valoriser la science et la technologie sans tomber dans un scientisme réducteur qui déshumanise ? Comment critiquer les dérives de la modernité sans verser dans l’obscurantisme ? Comment les sociétés post-coloniales peuvent-elles s’approprier les savoirs modernes sans perdre leur âme ? Ces interrogations, Bennabi les a explorées avec une profondeur remarquable dans son œuvre, notamment dans L’islam et le savoir. [1]

Aujourd’hui, face à une humanité technologiquement surpuissante mais moralement désorientée, la vision de Bennabi offre des clés de lecture essentielles. Il nous invite à retrouver la finalité éthique de la connaissance, à adopter une démarche critique de synthèse créative des savoirs, et à replacer l’humain au centre de nos préoccupations civilisationnelles.

1. Quelle finalité pour la science ? Du sens à la crise

L’idée religieuse comme fondement civilisationnel

Pour Bennabi, toute civilisation naît d’une « idée religieuse » qui confère à une communauté sa compréhension du monde, sa raison d’être, et oriente le développement de ses connaissances. Cette idée ne se limite pas au religieux au sens restreint : elle désigne toute force mobilisatrice qui donne un sens collectif à l’existence, qu’il s’agisse du christianisme, de l’islam, ou même d’idéologies séculières comme le communisme ou le libéralisme.

L’idée religieuse remplit trois fonctions essentielles :

  • La tension : c’est la force motrice, l’élan vital, l’énergie qui pousse à agir
  • L’orientation : c’est la direction, le sens, l’idéal vers lequel cette énergie se tourne
  • L’intégration : elle permet de sélectionner, adapter et harmoniser les éléments culturels

Cette vision éclaire les crises contemporaines : une civilisation qui perd son « principe du sens » sombre dans le nihilisme, le relativisme et l’incohérence.

La science occidentale : du christianisme au matérialisme

Bennabi retrace l’évolution de la vision scientifique occidentale. La civilisation européenne, née de l’idée chrétienne, a d’abord imposé des limites théologiques à la science (l’épisode de Galilée en témoigne). Puis, avec les Lumières et la révolution industrielle, une nouvelle « idée religieuse matérialiste » a transformé l’âme de l’Occident.

Cette vision matérialiste étudie le monde uniquement comme matière et énergie, sans Cause première ni finalité transcendante. Elle a justifié les conquêtes coloniales au nom d’une « mission civilisatrice » et fait des « besoins humains » le moteur principal de l’histoire.

Bennabi conteste cette vision réductrice : le besoin seul ne suffit jamais à causer le changement.

« En Algérie, des siècles de décadence n’ont pas suffi à inventer le simple manche à balai, malgré le besoin pressant. Le besoin ne devient un acte d’histoire que lorsqu’il est spiritualisé par une conscience qui le transforme en impératif moral, en devoir. »

Depuis les années 1960, cette vision matérialiste s’essouffle. L’échec de l’Occident à fournir de nouvelles justifications existentielles a ouvert la voie à une crise métaphysique profonde, au relativisme postmoderne et à la montée des populismes.

La vision coranique : une science éthique et universelle

L’idée coranique, selon Bennabi, a créé un « climat moral et intellectuel » propice à la quête de vérité et à la transformation du monde. Le premier verset révélé – « Lis ! » (Iqra’) – a été compris comme l’ordre de découvrir les signes (āyāt) de Dieu dans le Livre révélé et dans l’univers créé.

« Lis ! Au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l’être humain d’une adhérence. Lis ! La bonté de ton Seigneur est infinie ! C’est lui qui a enseigné par la plume, qui a enseigné à l’être humain ce qu’il ne savait pas. » (Coran 96:1-5)

Cette vision coranique de la science se caractérise par trois dimensions fondamentales :

  • Éthique : la connaissance vise le Bien (al-maṣlaḥah), pas seulement l’efficacité technique
  • Critique et autocritique : elle évalue constamment les savoirs en fonction de leur vérité et de leur impact positif
  • Pratique : elle recherche l’utilité sociale et le bien-être commun, transformant la réalité pour plus de justice

Bennabi insiste sur la réintégration de la notion de finalité (cause finale) dans la pensée scientifique. Sans finalité, les faits n’ont plus de sens. Le Coran permet d’aller au-delà de l’analyse simpliste des causes et des effets, offrant une vision universelle qui fonde et oriente la connaissance.

Le rôle civilisationnel face à la crise mondiale

Cette analyse de Bennabi résonne avec les défis contemporains.

Le monde d’aujourd’hui souffre d’une crise qui n’est pas technique mais éthique et spirituelle. Nous avons une intelligence artificielle capable de performances stupéfiantes, mais incapable de discerner le bien du mal. Nous produisons en surabondance, tout en créant chômage et misère. Nous maîtrisons l’atome, mais avec une conscience médiévale.

« La crise mondiale résulte d’une science moderne qui projette l’humanité dans l’âge atomique, mais avec une conscience médiévale. »

Face à cette crise, Bennabi appelle les musulmans – et plus largement les différents partenaires civilisationnels – à contribuer en se spécialisant dans les « problèmes de l’homme considérés sous leurs aspects qualitatifs ». L’avenir de l’humanité dépendra moins de la technologie que de la conscience humaine. La civilisation moderne excelle dans la quantité mais échoue dans la qualité humaine.

Cette mission est d’une actualité brûlante à l’ère de l’intelligence artificielle et du transhumanisme, où se pose avec acuité la question : quelle place pour l’humain dans un monde gouverné par l’efficacité algorithmique ?

2. Les pièges du copier-coller : critique de l’imitation stérile

Du conformisme intellectuel à la stérilisation de la pensée

Bennabi observe que le monde musulman, comme beaucoup de sociétés post-coloniales, tend à vouloir se moderniser en accumulant des « produits de civilisation » plutôt qu’en construisant une véritable civilisation. Cette approche transforme la renaissance en un simple « entassement de matériaux » sans cohérence.

Le danger du conformisme intellectuel est particulièrement aigu. Bennabi, ayant étudié à Paris, analyse comment la capitale française transforme en « modes » les idées les plus utiles comme les plus mortelles. Au XXe siècle, Paris croyait dans les « idées-idoles » du Progrès industriel et de la Mission civilisatrice. Aujourd’hui, nous pourrions ajouter : le néolibéralisme, le consumérisme numérique, ou encore certaines formes de wokisme.

Face à cela, Bennabi prône le non-conformisme comme acte vital pour se libérer des « envoûtements » et des « jougs des mots prestigieux ». Il faut dépasser le matérialisme, ce « monstre boiteux » appuyé sur la société de consommation et l’athéisme pratique.

Il critique aussi sévèrement le discours apologétique – cette valorisation excessive des sciences passées qui fonctionne comme une drogue psychologique pour surmonter l’humiliation, mais empêche l’analyse stratégique et l’action contemporaine. Se focaliser sur les splendeurs d’hier offre un « oubli passager » des souffrances, mais ne les guérit pas.

Le syncrétisme chaotique : quand l’entassement mène à la confusion

L’accumulation d’idées hétérogènes et contradictoires produit ce que Bennabi appelle le syncrétisme : un « produit mixte d’archaïsmes non décantés et de nouveautés non filtrées ». Ce phénomène est observable partout : dans l’éducation où l’on modernise le mobilier scolaire sans réformer les contenus vieux de six siècles ; dans la langue où l’on substitue des concepts islamiques par des termes occidentaux incohérents.

Bennabi donne l’exemple d’une pièce de théâtre arabe où le concept fondamental de Sharī’ah (شريعة, la voie divine) est remplacé par le terme grec qānūn (قانون, la loi positive). L’emprunt de la technique théâtrale s’accompagne ainsi de l’intériorisation de concepts philosophiquement incompatibles avec l’islam.

Ces incohérences engendrent des dissonances – formes d’incohérence entre les idées, les pratiques et les styles. Elles peuvent être esthétiques (le burnous traditionnel à côté d’une mécanique ultramoderne) ou morales (un homme en habit traditionnel consommant de l’alcool).

Cette analyse s’applique parfaitement aux sociétés contemporaines, où coexistent smartphones et superstitions, intelligence artificielle et pensée magique, discours éthique et pratiques prédatrices.

L’incompatibilité contextuelle et l’inefficacité

Le problème fondamental des connaissances empruntées réside dans leur incompatibilité avec le nouveau contexte. Toute connaissance est enveloppée par la culture qui l’a produite. Les sciences sociales modernes ont pris forme dans l’expérience historique occidentale ; leurs concepts en sont imprégnés.

Lorsque ces idées sont transplantées, elles laissent souvent derrière elles « les antidotes qui tempéraient leur nocivité dans leur milieu d’origine ». En d’autres termes, certaines idées nées en Occident ne posent pas forcément problème là-bas parce qu’elles sont équilibrées par d’autres principes ou insérées dans un cadre culturel cohérent. Mais transplantées dans un autre contexte, sans ces équilibres, elles deviennent toxiques ou autodestructrices. Bennabi illustre :

  • Le principe individualiste occidental (« chacun pour soi et Dieu pour tous ») est contrebalancé par une organisation sociale forte. Transféré dans une société musulmane où manque cette organisation, il devient mortel, remplaçant le principe social islamique : « le chacun pour tous et tous pour chacun ».
  • Le principe darwinien de « sélection du meilleur » se référait, à l’origine, à la sélection naturelle dans un contexte scientifique. Mais quand cette idée a été transposée au domaine social, elle a servi à justifier la domination des plus forts, la corruption et l’égoïsme. Ainsi, le « meilleur » finit par désigner le « pire » (l’homme le plus véreux).

Ces emprunts conduisent à l’inefficacité. La société intègre les connaissances dans une pensée magique, cherchant la « chose unique qui nous sauvera » : l’économie, la littérature, la science. Il y a substitution naïve de la « chose » à l’« idée ».

Bennabi illustre par l’exemple d’une école dentaire algérienne où 57 blocs opératoires sur 60 sont en panne : l’importation de matériel coûteux (la chose) s’est substituée à l’idée fondamentale de formation scientifique et de maintenance.

Ce diagnostic s’applique aujourd’hui aux pays qui importent massivement des technologies numériques sans développer les compétences locales, créant une dépendance permanente.

L’alpha-bêtisme : l’ignorance savante

Bennabi forge un concept saisissant : l’alpha-bêtisme ou l’intellectomanie. Il ne s’agit pas de l’analphabétisme (ne pas savoir lire), mais de la jāhiliyyah (الجاهلية) – l’ignorance savante, l’ignorance sophistiquée.

L’intellectomane utilise la science comme un signe ostentatoire de « culture » ou un « gagne-pain », sans chercher à produire une vision d’ensemble ni à transformer la réalité. Son cerveau accumule des connaissances non pour en faire de la « conscience », mais de la « fausse monnaie intellectuelle ». Il incarne la perte totale de la fonction sociale de la science.

Ce phénomène est omniprésent dans nos sociétés contemporaines : influenceurs pseudo-scientifiques, experts médiatiques déconnectés du réel, diplômés incapables de résoudre les problèmes concrets. L’alpha-bêtisme règne dans les universités qui produisent des « papiers » sans impact, et sur les réseaux sociaux où prolifèrent les « sachants » sans sagesse.

3. Vers une synthèse créative : méthodologie de l’intégration

L’art de la synthèse : leçons historiques

Pour sortir de la « confusion syncrétiste », Bennabi propose une démarche scientifique et rationnelle de synthèse. Cette méthode ne se confond pas avec le rationalisme moderne, mais s’inspire de l’idée coranique pour orienter la recherche.

Il oppose l’étudiant musulman moderne, qui a un rapport pathologique au savoir (recherche de carrière ou fascination pour les aspects futiles de la civilisation occidentale), aux étudiants occidentaux qui allaient à Cordoue et prenaient « ce dont ils avaient besoin et retournaient dans leur pays pour le reconstruire en fonction de leurs propres circonstances ».

Bennabi présente des exemples historiques de synthèse réussie dans les débuts de la civilisation islamique :

  • L’appel à la prière (adhān) : Au lieu d’emprunter les cloches chrétiennes (ce qui aurait causé confusion religieuse, dépendance technique et incohérence esthétique), la communauté musulmane a innové en optant pour la voix humaine du muʾadhdhin (المؤذن). Le besoin (communiquer l’heure de la prière) fut emprunté, mais le moyen fut créé, adapté à l’Homme, au Sol et au Temps.
  • Le minbar (المنبر) : La chaire de la mosquée est une adaptation de la chaire chrétienne, mais l’idée religieuse et l’esthétique islamiques ont remplacé les présupposés chrétiens (notamment la représentation anthropomorphique).

Ces exemples montrent qu’emprunter n’est pas copier, mais transformer créativement.

Les quatre principes de la synthèse

La démarche de synthèse selon Bennabi implique un travail philosophique et épistémologique crucial :

  • Exprimer le besoin en termes de problème rationnel, évitant la pensée magique. Il ne s’agit pas de chercher une « chose miracle », mais de formuler clairement le défi à relever.
  • Partir des concepts islamiques pour nommer les termes du problème. Ceci évite la confusion sémantique et l’aliénation intellectuelle.
  • Évaluer rigoureusement les connaissances empruntées selon plusieurs critères : cohérence avec l’idée religieuse ; identification des biais idéologiques ; compatibilité avec l’écosystème local (Homme, Sol, Temps) ; utilité sociale réelle (évitant les idées mortes ou mortelles).
  • Intégrer créativement : sélectionner, exclure, adapter et transformer les connaissances. Cette étape exige créativité et courage intellectuel.

Le principe fondamental qui assure cette unité est la parole prophétique :

« La terre tout entière est un lieu de prière. » Ḥadīth rapporté par al-Tirmīdhī dans ses Sunan n° 317. (الأَرْضُ كُلُّهَا مَسْجِدٌ)

Ce principe sacralise le monde et implique que toute connaissance, intention ou action doit être pensée à la lumière de la sagesse divine. Cette perspective permet de ressentir immédiatement toute incohérence comme une « dissonance » ou une « fausse note ».

Application à l’ère contemporaine

Cette méthodologie trouve une pertinence aiguë face aux défis actuels :

  • Intelligence artificielle : Comment emprunter cette technologie sans adopter la vision matérialiste et utilitariste qui la sous-tend ? Comment l’adapter pour servir le bien commun plutôt que la surveillance et la manipulation ?
  • Biotechnologies : Comment bénéficier des progrès médicaux sans tomber dans le transhumanisme qui réduit l’humain à une machine perfectible ?
  • Économie numérique : Comment participer à l’économie mondiale sans importer les logiques de précarisation, d’exploitation et de concentration des richesses ?
  • Écologie : Comment intégrer la conscience écologique sans adopter les idéologies néomalthusiennes ou les solutions technocratiques qui ignorent les dimensions humaines et spirituelles ?

L’harmonie intellectuelle : une métaphore puissante

Nous pouvons considérer la méthodologie de synthèse comme un processus d’alchimie intellectuelle. Au lieu de simplement stocker des éléments bruts et incompatibles (le « bric-à-brac » de la décadence), le penseur musulman doit purifier, mélanger et transformer les idées héritées et empruntées.

Le feu de l’idée coranique est le catalyseur qui :

  • Élimine les impuretés (idées mortes et mortelles, biais idéologiques)
  • Fusionne les matériaux compatibles (Homme, Sol, Temps)
  • Donne naissance à un nouvel élément harmonieux et efficace : la civilisation juste (al-ʿUmrān)

Sans cette harmonie éthique, le savoir importé reste pollué par des biais, même s’il est techniquement brillant.

4. Vers un nouvel ordre épistémologique mondial

La décolonisation de l’esprit

Bennabi insiste : l’intégration des connaissances est un processus de décolonisation de l’esprit. Face à la domination technoscientifique de l’Occident, il est impossible et contre-productif de dresser un « rideau de fer ». La coopération est nécessaire, mais elle doit être critique et consciente.

La technoscience occidentale reste largement eurocentrée, appliquant des solutions qui favorisent ses propres intérêts. Les pays du Sud global ne doivent pas se contenter d’être des consommateurs passifs de technologies et de savoirs, mais devenir des acteurs créatifs et critiques.

Cette vision résonne fortement aujourd’hui, alors que les GAFAM imposent leurs modèles d’affaires à l’échelle mondiale, que les algorithmes d’IA perpétuent les biais occidentaux et que les « solutions » climatiques sont dictées par les pays du Nord.

De Bandung à aujourd’hui : vers une éthique mondiale

Bennabi a vu dans la Conférence de Bandung (1955) un tournant historique marquant la fin du monopole occidental. Il y voyait l’avènement de l’humain dans la politique mondiale et le signe d’une « nouvelle mutation qui s’accomplira cette fois de l’ordre technique à l’ordre éthique ».

Soixante-dix ans plus tard, cette prophétie n’est que partiellement réalisée. Si le monde multipolaire émerge économiquement et politiquement, la mutation éthique reste largement inachevée. Le Sud global reproduit souvent les mêmes logiques prédatrices que le Nord : exploitation des ressources, autoritarisme technologique, consumérisme débridé.

Bennabi appelait à une double intégration :

  • Élever l’homme afro-asiatique au niveau social de la civilisation (accès à l’éducation, aux technologies, au développement, reconsidérés à partir de l’islam comme ressource intellectuelle universelle, de l’expérience historique de la civilisation islamique et de ses contextes)
  • Élever l’homme civilisé au niveau moral de l’Humanité (dépasser le complexe de puissance, la domination, l’exploitation)

Cette double exigence est plus que jamais nécessaire. Les crises contemporaines – climatique, migratoire, sanitaire, démocratique – exigent une transformation éthique profonde.

Quelle contribution musulmane au monde ?

Le rôle du musulman et des pays afro-asiatiques, selon Bennabi, est d’aider l’Occident à surmonter sa « crise de conscience », en liquidant sa double psychose de culpabilité et de puissance. Le « complexe de puissance » affecte la manière dont l’Europe connaît et agit avec l’Autre, ne voyant de sécurité que dans la domination.

Cette analyse éclaire les relations internationales actuelles : la peur occidentale face à la montée de la Chine, les politiques migratoires répressives, le maintien de structures néocoloniales en Afrique, l’islamophobie structurelle.

La contribution musulmane au monde ne peut être un simple retour au passé glorieux ni une imitation servile de l’Occident. Elle doit offrir un nouvel éclairage inspiré par l’idée coranique, pour une connaissance :

  • Métaphysique : donnant une vision de la vocation collective, un sens à l’existence humaine au-delà de la production et de la consommation
  • Socialement utile : cadrée par le sens du Bien (al-maṣlaḥah), visant la justice et le bien-être de tous les vivants
  • Universelle : s’adressant à l’humanité entière, au-delà des particularismes ethniques ou nationaux

Conclusion

La pensée de Malek Bennabi offre un cadre puissant pour penser les défis contemporains. À l’heure où l’intelligence artificielle promet de bouleverser tous les secteurs de l’activité humaine, où le changement climatique menace notre survie collective, où les inégalités mondiales ne cessent de se creuser malgré les progrès technologiques, ses interrogations résonnent avec une acuité saisissante.

Comment donner un sens à la science au-delà de l’efficacité technique ? Comment emprunter sans copier ? Comment créer une synthèse vivante plutôt qu’un syncrétisme mortifère ? Comment retrouver la dimension éthique et spirituelle de la connaissance ?

Bennabi nous rappelle que la crise du monde moderne n’est pas technique, mais spirituelle. Nous avons projeté l’humanité dans l’ère atomique et numérique avec une conscience médiévale. La solution ne viendra pas de plus de technologie, mais d’une transformation profonde de la conscience humaine.

« L’avenir ne dépendra pas de la fusée, de l’atome ou du réfrigérateur, comme il dépendra de la conscience humaine. »

Les musulmans, et plus largement tous les héritiers de traditions spirituelles, ont un rôle essentiel à jouer : se spécialiser dans les « problèmes de l’homme considérés sous leurs aspects qualitatifs ». Dans un monde obsédé par la quantité – croissance économique, performance technologique, accumulation de données – ils doivent réinjecter la question de la qualité humaine.

Cette mission exige :

  • Un non-conformisme intellectuel : refuser les modes et les idées-idoles, qu’elles viennent d’Orient ou d’Occident
  • Une synthèse créative : emprunter intelligemment en adaptant et transformant, plutôt que copier servilement
  • Une vision éthique : réintégrer la finalité et le sens dans la science, au-delà de l’efficacité technique
  • Une décolonisation de l’esprit : se libérer des structures mentales héritées de la colonisation sans tomber dans le repli identitaire

L’enjeu n’est pas de savoir si nous devons emprunter des connaissances – cela est inévitable et souhaitable. L’enjeu est de savoir quelles connaissances choisir, lesquelles exclure, et comment les recontextualiser, les adapter et les transformer pour les rendre bonnes et utiles.

Malek Bennabi nous invite à retrouver l’âme de la science : non pas une science neutre et désincarnée, mais une science au service de l’humain, orientée vers le Bien commun, enracinée dans une vision du monde cohérente. C’est à cette condition seulement que nous pourrons construire une civilisation digne de ce nom – une civilisation juste (al-ʿUmrān) où technique et éthique, progrès matériel et élévation spirituelle, efficacité et sagesse marcheront ensemble.

La révolution dont nous avons besoin n’est pas technologique, mais éthique et spirituelle.

Bibliographie

Oudihat, Mohamed. Malek Bennabi, L’islam et le savoir. Paris : Islam actuel, 2024.

Œuvres de Malek Bennabi

Bennabi, Malek. Les Conditions de la renaissance. Alger : Editions ANEP, 2005.

———. Vocation de l’islam. Alger : Editions ANEP, 2006.

———. Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger : Editions Samar, 2006.

———. Idée d’un Commonwealth islamique. Paris : Editions El Borhane, 2006.

———. Les Grands thèmes. Editions Héritage, 2016.

———. Le phénomène coranique. Paris : Editions Héritage, 2022.

———. Réforme de l’homme musulman & renaissance islamique. Paris : Editions Héritage, 2022.

———. L’Afro-asiatisme. Paris : Editions Héritage, 2022.

———. Les rencontres de Damas. Paris : Editions Héritage, 2022.

———. Mondialisme. Paris : Editions Héritage, 2024.

———. Le problème des idées dans le monde musulman. Editions Al Bayyinat, 1990.

Autres références

al-Fārūqī, Ismā’īl Rājī. The Arts of Islamic Civilization. Virginia, USA : International Institute of Islamic Thought, 2013.

Cardinal, Arianne. « Savoirs traditionnels et développement : apports critiques ». Mémoire de Master, Université du Québec, Montréal, 2010.

Cavalcanti, Joabe. « Development versus enjoyment of life: A post-development critique of the developmentalist worldview ». Development in Practice vol. 17, n° 1 (février 2007) : 85-92.

Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme. Paris : Editions Présence Africaine, 1955.

Hossain, Meinhaj. « Malek Bennabi and the task of Islamization of Knowledge ». Australasian Center for Research and Development vol. 3, Issue 2 (octobre 2017) : 58.

Hunke, Sigrid. Le soleil d’Allah brille sur l’Occident. Traduit par Solange de Lalène. Paris : Editions Albin Michel, 1997.

Keyserling, Hermann. Analyse spectrale de l’Europe. Paris : Editions Bartillat, 1990.

Oudihat, Mohamed. Tāhā Jābir al-‘Alwānī, Les Clés du Coran. Paris : Islam actuel, 2021.

Weber, Heloise. « The Political Significance of Bandung for Development: Challenges, Contradictions and Struggles for Justice ». In Meanings of Bandung: Postcolonial Orders and Decolonial Visions, édité par Phạm Quỳnh N. et Robbie Shilliam, 64. London and New York : Rowman & Littlefield International, 2016.


[1] Cet article est une synthèse de Oudihat, Mohamed. Malek Bennabi, L’islam et le savoir. Paris : Islam actuel, 2024.