En 1955, alors que le monde sort à peine de la Seconde Guerre mondiale, un penseur musulman algérien nommé Malek Bennabi assiste à un événement historique : la Conférence de Bandoeng, en Indonésie. Cette rencontre rassemble 29 pays d’Asie et d’Afrique fraîchement libérés du joug colonial. Pour Bennabi, ce n’est pas un simple sommet diplomatique, c’est le début d’une nouvelle ère pour l’humanité.
De cette expérience naît « L’Afro-Asiatisme », un ouvrage visionnaire qui dépasse largement son contexte historique. Soixante-dix ans plus tard, les analyses de Bennabi résonnent avec une actualité saisissante. Son diagnostic sur les défis du développement, sur la nécessité de dépasser les divisions, sur l’importance de la construction civilisationnelle plutôt que du simple copié-collé intellectuel et technique, nous parle directement aujourd’hui.
Qui était Malek Bennabi et pourquoi devrait-on encore le lire en 2025 ? C’est ce que nous allons découvrir.
Le diagnostic : comprendre la crise du monde moderne
Le monde en 1955 était profondément divisé. D’un côté, les puissances occidentales (États-Unis et Europe), de l’autre l’Union soviétique, et entre les deux, des centaines de millions de personnes fraîchement libérées de la colonisation mais toujours prisonnières de ce que Bennabi appelle la « colonisabilité ».[1]
Le couple toxique : colonisation et colonisabilité
Pour Bennabi, il faut comprendre ensemble la colonisation et la colonisabilité, comme un couple toxique qui est solidaire dans sa tendance autodestructrice. Il ne nie pas la colonisation comme système de domination totale pour se focaliser uniquement sur « soi-même », sur la disposition interne aux musulmans à se laisser dominer. C’est cette fragilité interne, cette incapacité à générer une dynamique civilisationnelle propre, qui a ouvert la porte aux dominations extérieures.
Certains réduisent Bennabi à cette formule simpliste : « le problème, c’est nous ». Erreur profonde. Bennabi analyse le double mal : la colonisabilité (disposition psychologique interne) et la colonisation (système total de domination). Mettre en évidence la première ne signifie pas négliger ou pardonner la seconde. La colonisation détruit, déforme, domine tous les aspects de la vie : éducation, culture, économie, politique. C’est un « système d’induction d’erreurs »[2] qui déforme la conscience et la connaissance de la réalité, de soi-même et de l’Autre. Bennabi, à travers ses textes, analyse bien ce double mal, interne et externe, que l’esprit musulman doit analyser et traiter pour s’en libérer.
La crise morale de l’Occident
Par ailleurs, Bennabi observe que le problème mondial n’est pas d’abord un problème de moyens techniques ou de ressources, mais un problème de vision du monde, d’idées et de conscience de la réalité. L’Occident, selon lui, a créé une crise morale en séparant la morale de la vie (des sciences humaines et naturelles, des institutions publiques, des entreprises, de l’économie, de la politique, de la culture, de l’éducation…). Cette crise est aussi liée à une vision matérialiste et raciste du monde qui discrimine entre « l’homme blanc et l’homme de couleur ». Cette fracture a engendré un monde où trois quarts de l’humanité vivent dans la pauvreté et l’exclusion, tandis qu’un quart monopolise richesse et pouvoir.
« L’Occident a spécialisé son regard pour les principes comme pour les hommes. »[3]
Ce regard à double standard est au cœur de la crise mondiale : un monde où l’on dispose de la science atomique mais d’une conscience biaisée, où l’on prétend défendre la liberté tout en maintenant des millions d’êtres humains dans la servitude, où les valeurs universelles et la justices sont systématiquement synonymes des intérêts occidentalo-centrés, où « la science » signifie en fait « la science occidentale moderne » à l’exclusion des sciences que les différentes civilisations humaines produisent depuis des milliers d’années.
L’Afro-Asiatisme : une alternative à la domination impérialiste
Face à cette situation, Bandoeng représente pour Bennabi bien plus qu’une conférence diplomatique. C’est le signe d’une mutation nécessaire dans l’histoire humaine.
L’axe de l’existence face à l’axe de la puissance
Le monde se structurait alors selon un axe de la « puissance », allant de Washington à Moscou. Bennabi voit dans Bandoeng l’émergence d’un autre axe, celui de l’« existence », allant de Tanger à Jakarta.[4] Ce n’est pas un axe de la violence ou de la « vengeance » contre l’Occident, mais de la « non-violence », inspiré par l’exemple de Gandhi qui a libéré l’Inde sans verser le sang.
L’Afro-Asiatisme ne se définit pas d’abord par la race ou la langue, mais par une communauté de destin et de défis. Les peuples de cet espace partagent une histoire de colonisation, des structures sociales similaires, et surtout, un même défi : reconstruire une civilisation à partir de ses talents, de sa connaissance, de son expérience et de sa réalité contextuelle, sans imiter aveuglément l’Occident, et sans le rejeter de façon réactionnaire.
Une double élévation
Pour Bennabi, l’enjeu de Bandoeng est double : élever l’homme afro-asiatique au niveau social de la civilisation moderne, et élever l’homme occidental au niveau moral de l’humanité.[5] Il ne s’agit pas de remplacer une domination par une autre, mais de créer les conditions d’une véritable élévation morale et pratique de l’humanité.
Le problème de l’homme afro-asiatique
Bennabi utilise une image saisissante : un « visiteur céleste » observant la Terre sans préjugés.[6] De Washington à Moscou en passant par Tokyo, il verrait partout le même paysage : usines, bureaux, ouvriers organisés, un temps structuré autour de la production et de la consommation. En d’autres termes, l’Occident serait à l’image d’une gigantesque entreprise ou startup productive.
Mais sur l’axe Tanger-Jakarta, le paysage change radicalement. On y voit le bidonville côtoyant quelques buildings, la misère généralisée, un temps « amorphe, vague, intemporel, inorganique, inorganisé, s’écoulant inutile avec des foules désœuvrées. »[7] L’homme qui naît sur cet axe a plus de chances d’être analphabète et chômeur. Son temps n’est pas mobilisé pour produire mais il est délaissé, livré à lui-même, sans objectif de production économique et sans objectif tout court.
Un problème civilisationnel, non biologique
Ce contraste n’est pas une fatalité naturelle ou biologique. Il y a quelques siècles, rappelle Bennabi, il valait mieux naître à Bagdad ou au Caire qu’à Paris ou à Londres. Dans la civilisation islamique, Galilée aurait pu mener ses travaux scientifiques sans être inquiété par un clergé religieux, contrairement à ce qu’il a subi dans l’Occident chrétien. Cette alternance historique prouve que le problème est essentiellement civilisationnel : il s’agit de recréer les conditions philosophiques, morales, sociales, culturelles et économiques d’un développement authentique.
Le danger de l’atomisme
Le danger réside dans ce que Bennabi appelle « l’atomisme »[8] de l’esprit musulman : la tendance à chercher à comprendre les problèmes et à les résoudre de façon fragmentaire, sans les relier, sans vision d’ensemble, à vouloir imiter les produits de la civilisation occidentale sans comprendre les principes qui les sous-tendent. C’est vouloir « mettre la charrue devant les bœufs », créer une civilisation en important ses manifestations extérieures plutôt qu’en travaillant sur les fondements internes. C’est tomber dans « cette ostentation puérile, de cet engouement pour la ‘chose’ moderne dépouillée de sa ‘notion’. »[9]
De la révolution à l’édification
Pour Bennabi, le problème majeur des peuples récemment libérés est de passer de l’ère révolutionnaire à l’ère de l’édification. La libération politique n’est qu’une première étape ; le vrai défi commence après.
Le piège du « mindset » de la revendication de ses droits
Ce passage exige d’abord un changement de mentalité chez les élites. Après la révolution, la tentation est grande de continuer à « jouer sur le clavier des droits » plutôt que d’embrasser « le registre des devoirs. »[10] Gandhi a su échapper à ce piège en choisissant le chemin de l’effort et du travail sur soi-même, épargnant ainsi à l’Inde une grave crise morale post-libération.
L’équation du développement
En quoi consiste ce travail « sur soi-même » ? Bennabi propose une équation simple mais profonde : « devoir + droit >< 0 ». Cette équation signifie : la somme doit être positive, pas nulle. Pour qu’une société puisse vivre sa renaissance, il faut que l’équation soit positive : il faut produire plus qu’on ne consomme, agir plus qu’on ne se plaint, travailler plus qu’on ne revendique. Une équation négative mène inévitablement à la décadence. Le musulman est celui qui a choisi d’avoir plus de devoirs que de droits, parce qu’il a choisi de se donner pour la cause de Dieu, c’est-à-dire pour le bien commun. Il doit faire beaucoup plus que simplement réclamer ses droits ou assurer son confort et sa réussite personnelle. Tous les jours, il doit donner des heures de travail en plus, pour éduquer, pour conseiller, pour aider, pour apprendre, pour organiser, pour réfléchir, pour débattre des priorités communes, pour mener des projets et des activités au service du bien commun… C’est ce plus qui, au fil des années, fera toute la différence et permettra d’introduire un changement dans la société.
C’est ici que Bennabi critique sévèrement ce qu’il voit comme des diversions imposées par les grandes puissances pour détourner les peuples musulmans de leurs véritables priorités. Le conflit Inde-Pakistan, les tensions Algérie-Maroc, la colonisation israélienne de la Palestine : ces problèmes fabriqués ou instrumentalisés visent à capter toutes les énergies et à détourner la conscience musulmane des « problèmes organiques » tels que la conception d’un nouveau système éducatif qui n’est pas un copié-collé des programmes, méthodes et contenus importés de France, d’Angleterre ou des Etats-Unis ; une monnaie, un système économique et politique indépendants ; une agriculture respectueuse de la nature et de la vie locale indépendante ; des partenariats Afro-asiatiques, en plus des liens déjà existants avec les différents pays occidentaux…[11]
Construire une civilisation : les fondements
Pour Bennabi, une civilisation ne se construit pas au hasard. Elle repose sur quatre piliers fondamentaux qui doivent être harmonisés : une éthique, une esthétique, une technique et une logique pragmatique.[12]
L’éthique afro-asiatique
L’éthique afro-asiatique ne peut se fonder uniquement sur l’anti-colonialisme. Une fois la phase épique de la libération passée, ce sentiment négatif ne suffit plus à fournir un idéal positif. Pire, il risque de laisser la haine s’installer durablement dans les cœurs, empoisonnant et appauvrissant les générations futures.
« Il ne s’agit pas d’arracher le monde au mépris des grands pour le livrer à la haine des petits. »[13]
L’Afro-asiatisme n’est pas le projet de former une grande puissance avec les ex-colonisés, pour retomber dans la logique de la puissance et de la domination. D’ailleurs, ce risque ne peut pas se produire, car l’Afro-asiatisme, ce n’est pas un bloc monolitique mais une alliance de plusieurs courants spirituels et civilisationnels qui doivent apprendre à se connaître et à agir ensemble au service d’un monde meilleur :
« En tant qu’expression d’un certain particularisme — le particularisme de l’homme colonisé que l’ère coloniale avait chosifié et réduit au rôle de curiosité anthropologique —, l’Afro-Asiatisme pouvait se voir interprété comme une hégémonie en puissance comme il arrive à un particularisme raciste ou nationaliste de l’être.
Mais sa structure idéologique ne laisse pas place à une telle interprétation. Se trouvant, du fait de ses origines, aux confluents des courants spirituels les plus divers et en particulier de l’islam et de l’Hindouisme, il ne saurait, en conséquence, se transformer en une idéologie monolithique soutenant quelque ‘volonté de puissance’ incarnée par un ‘führer’. »[14]
Pour l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme, les trois grandes traditions spirituelles de l’axe afro-asiatique, le défi est de construire un « pacte moral » sans tomber ni dans une « volonté de domination » ni dans le syncrétisme religieux. Il s’agit de trouver des valeurs communes d’humanité, de dignité, de travail et de justice qui peuvent inspirer tous les peuples de cet espace.
La logique pragmatique
La technique est indispensable, mais elle doit être maîtrisée dans ses finalités, dans sa contextualisation et dans ses impacts, et non simplement importée comme un produit de consommation. Bennabi insiste particulièrement sur la nécessité d’une « logique pragmatique » : moins de mots, plus d’actions concrètes. Sur l’axe Tanger-Jakarta, observe-t-il, « le verbiage croît à mesure que l’activité et que le dynamisme décroissent. »[15]
Mais cette logique pragmatique ne signifie pas importer aveuglément toutes les solutions occidentales. Se contenter de reprendre « les bonnes pratiques », les solutions et les techniques, c’est s’installer dans une éternelle position d’élève « dernier de la classe » de l’Occident. La logique pragmatique, pour être saine et ne pas se pervertir en conformisme illogique, doit se compléter par un vrai travail de réflexion critique et créative.
L’économie afro-asiatique
Sur le plan économique, Bennabi préconise une révolution conceptuelle. L’économie afro-asiatique doit s’orienter selon le principe du « besoin » plutôt que du profit.[16] Les pays de cet espace sont riches en matières premières mais pauvres en industries. Leur développement passe par une commercialisation équitable de ces ressources, échappant aux manipulations boursières et monétaires des anciennes puissances coloniales.
La solution ? Le troc, l’échange direct « matière première contre matière première » ou « matière première contre équipement », et surtout, l’organisation d’un « bloc matières premières » capable de faire contrepoids au « bloc monnaie » occidental.[17]
Bennabi défend une économie régionale fédérée, qui dépasse les cadres nationaux trop étroits et inefficaces pour répondre aux défis de la vraie vie. En ce sens, des expériences de coopération économique régionale méritent d’être analysées pour en tirer des leçons et définir de meilleurs modèles de coopération.
Vocation universelle de l’Afro-Asiatisme
L’Afro-Asiatisme n’est pas, pour Bennabi, un nouveau particularisme ou une volonté de domination inversée. C’est une phase nécessaire vers le « mondialisme », c’est-à-dire un ordre mondial où l’humanité est réellement unifiée et gouvernée selon la justice.[18]
La paix imposée par la technique
Le 20e siècle a créé les conditions techniques de cette unification. L’arme atomique elle-même, paradoxalement, a rendu la guerre mondiale impossible. Elle est devenue « l’argument le plus convaincant pour les thèses de la paix ».[19]Cette impossibilité technique impose psychologiquement l’idée de coexistence.
Gandhi avait anticipé cette nécessité en 1942, appelant à une « fédération universelle ».[20] D’autres penseurs comme Bertrand Russell ou Arnold Toynbee confirmaient que le « Gouvernement du Monde », en d’autres termes, un gouvernement mondial, était la seule issue au dilemme moderne.[21]
Les Cinq Principes de Bandoeng
Pour Bennabi, les Cinq Principes (Panch Shila) définis par Nehru et Zhou Enlai – respect de la souveraineté, non-agression, non-ingérence, égalité, bénéfice mutuel – constituent la base éthique de cette coexistence mondiale.[22] Ces principes, adoptés à Bandoeng, montrent qu’une autre forme de relations internationales est possible.
Double vocation
L’Afro-Asiatisme a ainsi une double vocation. Sur son propre axe, il doit créer une civilisation authentique, libérant l’homme afro-asiatique de la double aliénation du colonialisme et de la colonisabilité. Mais il a aussi un rôle crucial vis-à-vis du monde développé : aider les puissances occidentales et orientales à « vaincre les terribles dangers de la puissance. »[23]
L’Islam et l’Afro-Asiatisme
Pour Bennabi, le monde musulman occupe une place centrale dans le projet afro-asiatique. Géographiquement, l’axe musulman (de Tanger à Jakarta) coïncide presque parfaitement avec l’axe afro-asiatique. L’Islam est le « continent intermédiaire », le carrefour des peuples et des cultures, naturellement désigné pour être le pont entre l’Afrique et l’Asie.[24]
Le drame du monde musulman
Mais Bennabi ne confond jamais l’islam en tant que vision universelle et le monde musulman en tant que société historique. Le musulman traverse un drame : il est encore moralement fier mais socialement et pratiquement affaibli. « La ‘logique pragmatique’ de l’Islam » n’a pas été développée.[25] Au lieu de cela, une tentation apologétique s’est installée : on substitue le discours nostalgique sur un passé glorieux à l’analyse lucide du présent déshérité.
« L’apologie, c’est la substitution de l’ersatz verbal au fait tangible. »[26]
Bennabi met en garde contre ceux qui refusent de poser clairement le problème de la civilisation, croyant qu’une société « islamique » serait automatiquement « civilisée ». Cette illusion empêche tout diagnostic honnête et toute thérapeutique sociale efficace.
Les principes coraniques de paix
Pourtant, l’Islam possède des principes fondamentaux qui le protègent contre la « volonté de puissance » et le rendent particulièrement capable de former une civilisation humaine ouverte et juste. Le Coran affirme clairement :
« Cette Demeure dernière, Nous la réservons à ceux qui ne recherchent ni à dominer sur terre, ni à y semer la corruption. Et ce sont ceux qui craignent leur Seigneur qui auront la fin la plus heureuse. »[27]
تِلْكَ ٱلدَّارُ ٱلْءَاخِرَةُ نَجْعَلُهَا لِلَّذِينَ لَا يُرِيدُونَ عُلُوًّۭا فِى ٱلْأَرْضِ وَلَا فَسَادًۭا ۚ وَٱلْعَـٰقِبَةُ لِلْمُتَّقِينَ
« Pas de contrainte en religion ! »[28]
لَا إِكْرَاهَ فِي الدِّينِ
Ces principes d’humilité et de liberté de conscience sont vitaux pour construire un monde véritablement pacifique.
La transformation nécessaire
Mais pour actualiser ce potentiel, le monde musulman doit opérer une transformation profonde. Il doit se débarrasser de la « psychologie du solitaire » héritée de la décadence, prendre conscience de la présence inévitable de l’autre dans le monde moderne, et accepter de s’engager dans un travail rigoureux de planification.[29]
« En vérité, Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant que les gens n’auront pas changé ce qui est en eux-mêmes. »[30]
إِنَّ اللَّهَ لَا يُغَيِّرُ مَا بِقَوْمٍ حَتَّىٰ يُغَيِّرُوا مَا بِأَنفُسِهِمْ
Bennabi, précurseur de la pensée décoloniale
Le courant décolonial, né dans les années 1950-1960, ne s’arrête pas à la fin politique du colonialisme. Il montre que la domination continue à travers la culture, l’économie, la psychologie et les savoirs. Par conséquent, il faut tout décoloniser : les esprits, les institutions, l’Etat, l’économie, les industries, la culture, l’éducation, les sciences, le cinéma, la religion…
Malek Bennabi, dans L’Afro-Asiatisme (1956), pense avant Frantz Fanon et Edward Said qui sont parmi les intellectuels de référence des débuts du courant décolonial. Il analyse le drame colonial comme un couple entre colonisation (système de domination totale) et colonisabilité (maladie interne d’une société qui la rend prête à être colonisée). C’est exactement ce que Fanon dira plus tard dans Les Damnés de la terre (1961) : le problème n’est pas seulement le colon, c’est aussi le colonisé qui a cessé d’être sujet de son histoire (Fanon 1961, 42).
Bennabi anticipe également la critique de Said dans L’Orientalisme (1978) en montrant comment l’Occident construit un « Orient » imaginaire pour justifier sa domination. Said écrira : « L’Orient n’existe pas en soi, il est construit par l’Occident pour justifier sa supériorité » (Said 1978, 5).
Donc il parle de colonisabilité avant Fanon, de critique de l’Orientalisme avant Said ; il met en évidence la colonisation comme système de domination totale, y compris par l’éducation, la culture, les sciences naturelles et humaines, etc., bien avant l’idée décoloniale d’impérialisme épistémologique ou d’épistémicide. Il analyse la domination intellectuelle comme un système total qui ne s’arrête pas à l’Orientalisme mais qui concerne l’ensemble des sciences humaines et naturelles.
Mais Bennabi va plus loin. Il refuse le repli identitaire et la logique de revanche. Il veut une civilisation humaine universelle, qu’il appelle le « mondialisme ».[31] Pour lui, l’islam n’est pas une forteresse : c’est une lumière pour tous qui doit offrir la sagesse dont le monde a besoin pour sortir de sa crise. Il voit Bandoeng non comme un club anti-Blanc, mais comme un laboratoire d’humanité nouvelle où « le bloc afro-asiatique doit devenir une force de paix ».[32]
En cela, Bennabi est précurseur : il parle de colonisabilité avant Fanon, critique l’Orientalisme avant Said, et propose une voie islamique universelle, tournée vers le bien commun et la paix mondiale.
L’actualité de Bennabi : que faire aujourd’hui ?
Soixante-dix ans après Bandoeng, la pensée de Malek Bennabi n’a rien perdu de sa pertinence. Au contraire, elle nous aide à comprendre nombre de défis contemporains et à envisager des pistes d’action concrètes, notamment pour les musulmans vivant en France et en Occident.
Dépasser la seule posture de dénonciation
Le premier enseignement de Bennabi est peut-être le plus difficile à entendre : il faut dépasser la posture de victime. Oui, le colonialisme a existé. Oui, le racisme et les discriminations persistent dans les institutions, les lois, la culture, l’éducation, l’économie et la politique en Occident. Cette réalité, il faut la reconnaître et la dénoncer. Mais se contenter de dénoncer les oppressions extérieures sans s’interroger sur notre propre « colonisabilité » – nos faiblesses internes, notre manque de projet, notre inefficacité sociale, notre dispersion – est une impasse.
Pour les musulmans français, cela signifie que la lutte contre l’islamophobie systémique est nécessaire et passe par le développement d’une force et d’une intelligence collectives. Mais cette lutte ne doit pas être le seul défi dans notre Agenda.
Un Agenda des défis à relever
Nous devons appliquer le sens de la responsabilité en nous engageant aussi sur d’autres défis prioritaires :
Défis éducatifs et intellectuels : Développer une éducation islamique globale libératrice (famille, mosquée, écoles, instituts), investir dans la recherche intellectuelle au service de la justice, former des intellectuels transdisciplinaires.
Défis de cohésion sociale : Vaincre l’individualisme qui affaiblit toute vie commune, créer des mosquées vivantes et rayonnantes, construire l’unité dans la diversité musulmane.
Défis économiques et technologiques : Développer une force économique au service de causes justes, mettre l’IA au service du bien commun.
Défis géopolitiques et solidaires : Démanteler la logique du « choc des civilisations », tisser des alliances avec nos concitoyens français, l’axe Afro-asiatique et l’international, répondre aux crises partagées (ordre naturel, ordre mondial), manifester la solidarité avec les dominés sur terre.
Cet élargissement de l’Agenda n’est pas une trahison de la lutte contre l’islamophobie, c’est la condition d’un développement équilibré et durable.
Privilégier le devoir sur le droit
L’équation « devoir + droit >< 0 » de Bennabi devrait être inscrite dans chaque association musulmane. Trop souvent, le discours communautaire se concentre sur les revendications : droit de porter le hijab, droit d’avoir des carrés musulmans, droit d’avoir de la nourriture halal à l’école.
Ces revendications sont légitimes et doivent être défendues dignement. Mais le musulman ne doit pas être connu uniquement en tant que personne revendiquant des droits. Être musulman, c’est accepter de vivre pour plus grand que ses droits légitimes. C’est précisément à cette grandeur que Dieu nous invite :
وَلْتَكُن مِّنكُمْ أُمَّةٌ يَدْعُونَ إِلَى الْخَيْرِ وَيَأْمُرُونَ بِالْمَعْرُوفِ وَيَنْهَوْنَ عَنِ الْمُنكَرِ ۚ وَأُولَٰئِكَ هُمُ الْمُفْلِحُونَ
Cette grandeur nous engage à agir pour le bien commun. Défendre nos droits est légitime. C’est même une étape nécessaire. Mais la vocation du musulman est de faire plus : se donner pour le bien commun.
Concrètement, cela signifie moins de « temps mort », moins de temps perdu dans les addictions, les divertissements, les divisions et les polémiques. Le degré zéro de l’engagement du musulman, c’est de stopper toutes ces « fuites ». Mieux encore, cela signifie s’engager à travailler pieusement et efficacement sur notre Agenda des défis à relever.
L’équation droit-devoir positive crée un cercle vertueux : plus on contribue, plus on gagne en légitimité et en capacité à changer les choses. L’équation négative crée un cercle vicieux de marginalisation et de ressentiment.
Adopter une culture du résultat
« Le verbiage croît à mesure que l’activité et que le dynamisme décroissent. »[33]
Cette observation résonne avec l’inefficacité collective que l’on peut observer dans nos organisations : mobilisations sans projet global, projets ambitieux qui ne voient jamais le jour, élites qui n’arrivent pas à dépasser l’autoglorification, étudiants confinés à l’aide humanitaire sans réflexion stratégique, chercheurs qui étudient le musulman au lieu d’imaginer des sujets plus stratégiques.
Il faut adopter une culture du résultat : moins de réunions, plus d’actions ; moins de discours, plus de projets concrets ; évaluer systématiquement l’efficacité de nos actions ; privilégier les projets petits mais concrets ; apprendre de nos échecs. Cette culture ne signifie pas que nous nous prenons pour des dieux qui maîtriseraient l’invisible. Elle signifie simplement que nous visons des résultats, que nous mettons en place tout ce qui est nécessaire pour y arriver, tout en connaissant notre place de créature limitée, confiante dans l’action de Dieu.
Investir dans la recherche et la pensée
L’une des faiblesses les plus criantes du monde musulman contemporain, Bennabi l’avait identifiée : l’absence d’une pensée islamique vivante, créative, capable de répondre aux défis du temps.
Pour les musulmans français, cela représente à la fois un défi et une opportunité exceptionnelle. La France possède une tradition intellectuelle riche, un environnement stimulant pour développer une pensée islamique critique et créative.
Il faut donc : encourager massivement les étudiants musulmans à maîtriser les disciplines des sciences ; développer des centres de recherche indépendants travaillant sur un Agenda des défis prioritaires ; former une nouvelle génération d’intellectuels musulmans transdisciplinaires ; publier des revues académiques et des livres de qualité, en français, autour de cet Agenda.
Participer à la construction d’un ordre mondial plus juste
Enfin, Bennabi nous invite à dépasser le cadre étroit du communautaire ou du national pour penser notre contribution à la construction du « mondialisme », c’est-à-dire d’une civilisation humaine universelle et juste.
Pour les musulmans français, cela signifie se penser non seulement comme musulmans français, mais aussi de penser le cadre européen de coopération et d’action. Et surtout, se penser, comme tout être humain, en tant que Khalīfah ou vicegérant de Dieu responsable de prendre soin de tout ce qui se passe sur terre, responsable de contribuer au bien commun et d’empêcher l’injustice, en s’engageant sur les grandes questions de notre temps.
La sagesse révélée a quelque chose d’essentiel à nous dire, à tous. En tant que musulmans, nous avons une contribution unique à apporter au monde contemporain. Notre expérience historique de siècles dans l’art de gérer l’unité de la diversité humaine dans la paix et la justice ; notre présence sur plusieurs continents, en tant que minorité ou majorité, font de nous des acteurs majeurs de la construction d’un monde plus juste.
Mais cette contribution ne sera possible que si nous sortons de la posture défensive pour adopter une posture critique, créative et proactive. Il ne s’agit plus de se conformer pour prouver qu’on est « normal » mais de faire sa part d’hommes et de femmes engagés sur la voie de la sagesse ; plus de réagir, mais d’agir ; plus de se plaindre, mais de construire ; plus de revendiquer, mais de contribuer ; plus de collaborer avec l’injustice mais de l’empêcher.
Conclusion : de Bandoeng à aujourd’hui
Malek Bennabi, depuis Bandoeng, avait pressenti les contours du monde à venir. Son analyse reste d’une actualité saisissante. La tentation du choc des civilisations, la montée des populismes, la crise du développement, la nécessité d’un nouvel ordre mondial plus juste – tous ces enjeux étaient déjà présents dans sa réflexion.
Pour les musulmans français et d’Europe, la pensée de Bennabi offre une boussole précieuse. Elle nous invite à dépasser les faux dilemmes, à refuser les postures stériles, à embrasser l’audace de la construction d’une civilisation humaine plus juste, en développant des alliances dans l’univers Afro-asiatique, en plus des liens intimes déjà existants avec le monde occidental.
Cela exige de sortir de notre zone de confort. Cela demande du courage, de la lucidité, de la discipline, de la persévérance. Cela suppose de privilégier le long terme sur le court terme, le fond sur l’apparence, l’efficacité sur le discours, le bien commun sur l’égoïsme personnel ou nationaliste.
C’est à cette condition que nous pourrons accomplir la mission de l’Afro-Asiatisme : participer à la formation d’une civilisation humaine universelle et juste.
Soixante-dix ans après Bandoeng, l’appel de Bennabi résonne avec une urgence renouvelée. À nous de décider si nous serons victimes, spectateurs, « collabo », ou acteurs au service d’une histoire plus juste. À nous de choisir entre la facilité de la plainte, le conformisme à l’injustice, la tentation de la collaboration et l’exigence de la construction critique et créative. À nous de transformer nos potentialités en réalités.
Car comme le rappelle le Coran, et comme Bennabi aimait à le citer :
« En vérité, Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant que les gens n’auront pas changé ce qui est en eux-mêmes. »[34]
إِنَّ اللَّهَ لَا يُغَيِّرُ مَا بِقَوْمٍ حَتَّىٰ يُغَيِّرُوا مَا بِأَنفُسِهِمْ
Le changement commence par nous, collectivement. Et il a déjà commencé. Qui veut en faire partie ?
Bibliographie
Bennabi, Malek. 1990. Le problème des idées dans le monde musulman. Alger : Éditions Al Bayyinat.
Bennabi, Malek. 2022. L’Afro-Asiatisme : Conclusions sur la Conférence de Bandoeng. Paris : Héritage Éditions.
Fanon, Frantz. 1961. Les Damnés de la terre. Paris : Maspero.
Said, Edward W. 1978. Orientalism. New York : Pantheon Books.
[1] Malek Bennabi, Le problème des idées dans le monde musulman (Alger : Éditions Al Bayyinat, 1990), 49.
[2] Malek Bennabi, Le problème des idées dans le monde musulman (Alger : Éditions Al Bayyinat, 1990), 105.
[3] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 28.
[4] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 52.
[5] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 58.
[6] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 92.
[7] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 72.
[8] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 102.
[9] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 101.
[10] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 95.
[11] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 144.
[12] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 112.
[13] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 177.
[14] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 162.
[15] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 125.
[16] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 138.
[17] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 208.
[18] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 145.
[19] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 149.
[20] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 248.
[21] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 250.
[22] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 156.
[23] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 162.
[24] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 168.
[25] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 172.
[26] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 175.
[27] Coran 28 : 83.
[28] Coran 2 : 256.
[29] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 182.
[30] Coran 13 : 11.
[31] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 8.
[32] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 8.
[33] Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme : conclusions sur la Conférence de Bandoeng (Paris : Éditions Héritage, 2022), 125.
[34] Coran 13 : 11.


