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Malek Bennabi : Penseur décolonial islamique

Malek Bennabi : Penseur décolonial islamique

En 1948, pendant que Frantz Fanon était encore étudiant en médecine, un intellectuel islamique algérien publiait déjà une analyse du colonialisme d’une radicalité rarement égalée. Son nom ? Malek Bennabi.[1] Pourtant, contrairement à Fanon, Edward Said ou Aimé Césaire, ce penseur majeur reste largement méconnu dans les cercles universitaires occidentaux, en tant que penseur islamique décolonial. Il est connu principalement autour de deux concepts : « la civilisation » et « la colonisabilité ». Et la colonisabilité est réduite voire falsifiée en tant que devoir pour les musulmans de « revenir à soi-même » pour conduire un travail « psychologique » ou « autocritique ». Pourtant, son œuvre riche, précise, en français, ne devrait pas autoriser ce genre d’erreur de compréhension voire d’invisibilisation. Cette invisibilisation n’est pas un hasard : elle révèle d’abord la continuité de la domination coloniale qui retire à l’intellectuel critique son potentiel révolutionnaire, « ses griffes », pour en faire un intellectuel correct, « bon musulman », « un gars sympa », qui est le seul type de gars contraire au « terroriste ». De même qu’on veut faire de Nelson Mandela un noir sympa, promoteur de « la paix dans le monde », on veut faire de Bennabi un algérien sympa, promoteur de « la civilisation » et donc de « l’intégration à la culture française ».

Par ailleurs, cette invisibilisation révèle aussi les biais profonds d’une pensée décoloniale qui a longtemps marginalisé les voix enracinées dans une épistémologie islamique.

Aujourd’hui, alors que les mouvements de décolonisation des universités se multiplient de Cape Town à Londres, que les BRICS remettent en question l’ordre mondial occidental, et que les débats sur l’intelligence artificielle soulèvent des questions de domination technologique, la pensée de Bennabi résonne avec une actualité troublante. Car ce qu’il a compris dès les années 1940, c’est que la vraie libération ne commence pas avec l’indépendance politique, mais avec la décolonisation de l’esprit lui-même, la transformation multidimensionnelle et globale de l’individu et de la société.

L’indépendance suffit-elle pour être vraiment libre ?

Lorsque l’Algérie obtient son indépendance en 1962, Bennabi observe avec inquiétude que les nouvelles élites reproduisent les schémas mentaux du colonisateur. Cette observation illustre sa thèse centrale : la décolonisation ne peut se réduire à l’indépendance politique. Cette vision réductrice constitue précisément l’un des pièges les plus subtils du néocolonialisme.

Imaginons un prisonnier libéré de ses chaînes physiques, mais qui continue à marcher avec la même posture courbée, les mêmes gestes limités, les mêmes peurs intériorisées. C’est exactement ce que Bennabi observe dans les sociétés nouvellement indépendantes. Les drapeaux ont changé, les uniformes sont différents, mais les modes de pensée, les structures mentales, les réflexes intellectuels, les institutions publiques, l’ordre économique, l’ordre intellectuel et universitaire, l’ordre culturel et linguistique… : tout reste colonisé. Ce qui reste inchangé ce n’est pas seulement l’attitude psychologique de ce prisonnier : c’est aussi les conditions objectives et multidimensionnelle de la domination coloniale.

Pour Bennabi, le colonialisme ne se limite pas à une occupation territoriale ou à une exploitation économique. Le colonialisme occidental un système totalitaire qui vise à coloniser les esprits, à transformer les structures mentales, et à imposer un ordre matériel et culturel largement biaisé par la vision du monde et les intérêts de l’Occident moderne.

Cette dimension totalitaire de la domination exige, en retour, une décolonisation globale. Face à une domination qui s’exerce simultanément sur les corps, les esprits, les langues, les savoirs et les imaginaires, les comportements, l’action collective…, toute réponse partielle est vouée à l’échec. C’est pourquoi Bennabi appelle à une libération qui se déploie sur plusieurs fronts simultanés : philosophico-religieux, humaniste, linguistique, conceptuel, culturel, scientifique, épistémologique, psychologique, idéologique et géopolitique.

Quelle vision de l’homme le colonialisme impose-t-il ?

Au cœur de la pensée décoloniale de Bennabi se trouve une analyse philosophique radicale. Pour lui, le colonialisme impose d’abord et avant tout une vision particulière de Dieu, de la nature et de l’homme. Cette triple imposition constitue le fondement métaphysique de la modernité coloniale. Le colonialisme occidental impose à toute l’humanité de croire en un Dieu « mort » — référence explicite à la sécularisation radicale de la société occidentale moderne. Il impose également une nature conçue comme pure matière exploitable sans limites, inaugurant ainsi une relation prédatrice avec l’environnement. Enfin, il réduit l’homme à sa dimension animale – l’Autre est un animal encore plus « animal » –, à un être dont la raison est purement instrumentale, séparée de la révélation divine et de l’éthique, et dont le comportement est dicté par une logique économique utilitariste.

Cette anthropologie réductrice a des conséquences concrètes dramatiques. Elle a permis de justifier l’esclavage, la colonisation, l’exploitation sans limites des ressources naturelles, et continue aujourd’hui de légitimer les génocides et la domination mondiale. L’homme devient une simple « quantité » — une unité de production, un consommateur, une statistique démographique — vidé de toute dimension spirituelle et éthique.

Face à cette vision mutilante, Bennabi oppose la richesse de la conception coranique de l’être humain. Le Coran affirme : « Nous avons honoré l’homme », établissant ainsi une dignité intrinsèque qui ne dépend ni de la race, ni de la classe sociale, ni de l’appartenance civilisationnelle. Cette dignité ontologique concerne « le bimane descendant d’Adam » — c’est-à-dire tout être humain, quelle que soit son origine.

Cette restauration de la dignité humaine n’est pas un simple principe abstrait. Elle a des implications morales et politiques concrètes. Elle permet de dépasser le petit monde clos tribal ou ethnique pour accéder à l’universalité, de sensibiliser la nature humaine au bien et au mal, et de créer les conditions psychologiques et spirituelles nécessaires à toute action historique transformatrice.

L’humanisme occidental moderne est-il humaniste ?

L’un des axes les plus novateurs de la pensée de Bennabi réside dans sa critique radicale de l’humanisme occidental. Cette critique ne procède pas d’un rejet primaire de l’idée d’humanisme, mais d’une analyse minutieuse de ses contradictions internes.

Le colonialisme a produit une hiérarchie raciale qui distingue « l’homme blanc, adulte et civilisé » et « l’homme de couleur » irrévocablement « mineur », irrémédiablement « barbare », chroniquement « arriéré ». Cette déconstruction n’est pas accidentelle mais constitutive de l’humanisme occidental moderne.

Prenons un exemple concret que Bennabi analyse avec acuité. L’historiographie occidentale enseigne que l’histoire et la civilisation commencent à Athènes, font un ricochet à Rome, disparaissent pendant plus d’un millénaire, et reparaissent brusquement à la Renaissance, à Paris ou à Londres. Avant Athènes ? Du vide. Entre Aristote et Descartes ? Du vide.

Cette narration n’est pas une simple ignorance. C’est une falsification délibérée qui efface systématiquement les contributions des civilisations non-européennes : la transmission de la philosophie grecque via la falsafah islamique, les innovations scientifiques de la civilisation islamique classique, les contributions chinoises et indiennes aux mathématiques et à l’astronomie… En créant une continuité fictive Athènes-Rome-Renaissance, l’Occident se constitue comme la source unique de la civilisation, du progrès et de la science.

Cette falsification de l’histoire universelle n’est pas une erreur scientifique. C’est une violence épistémique au service d’un projet de domination. Si l’Histoire véritable ne commence qu’avec Athènes et ne reprend qu’à la Renaissance européenne, alors la colonisation des peuples non-européens n’est plus une violence mais une « mission civilisatrice » — l’extension logique et nécessaire de l’unique foyer historique de la civilisation.

Bennabi poursuit sa critique en observant comment l’humanisme occidental a créé toute une terminologie déshumanisante. Il y a « l’Indigène », le « Boy », le « Native », le « Noir », le « Peau-Rouge » qui sont des qualités — ou plutôt les tares — d’une humanité « inférieure ». Certains stéréotypes ethnologiques sont répétés systématiquement : l’Hindou est « mystérieux », l’Arabe « impassible », le Chinois « énigmatique ». Ces termes ne décrivent pas simplement des différences, mais stigmatisent des formes d’infériorité en figeant des clichés qui participent d’un processus de déshumanisation systématique.

En somme, l’humanisme occidental moderne n’a pas simplement trahi ses idéaux, en tombant dans des contradictions accidentelles entre ses nobles principes et ses mauvaises actions. Bien plutôt, l’humanisme occidental moderne est contradictoire et toxique dans ses principes mêmes, dans sa vision raciste de l’homme. Par conséquent, la déshumanisation et la domination de l’Autre n’est pas un accident mais la suite logique des idées humanistes occidentales modernes dans la vie pratique et politique.

Quel humanisme peut vraiment embrasser toute l’humanité ?

Face à cette déshumanisation, Bennabi ne se contente pas d’une posture réactive. Il propose un « humanisme islamique » qui n’est pas conçu comme le simple inverse de l’humanisme occidental — ce ne serait qu’un humanisme « par et pour les musulmans » — mais comme un humanisme véritablement universel, car inspiré du Créateur de ce tout ce qui existe dans le cosmos, et au-delà.

Cet humanisme repose sur un fondement métaphysique explicite. L’humanisme islamique donne, par nature, une valeur unique et une égale dignité à chaque être humain. Cet honneur concerne l’homme en tant que descendant d’Adam, et non pas l’Arabe ou le musulman. Cette conception donne à l’être humain une dimension qualitative qui s’oppose radicalement à sa réduction à une simple quantité économique ou démographique.

L’histoire de la civilisation islamique illustre pratiquement cet humanisme. Bennabi rappelle les consignes d’Abū Bakr à l’armée musulmane, ordonnant le respect de l’homme sans armes, du moine, du bétail et des plantations… Il évoque l’attitude de ʿUmar lors de la prise de Jérusalem, refusant de franchir le seuil du Temple et se contentant d’y poser respectueusement le front, garantissant ainsi le lieu saint autant contre les ardeurs des soldats musulmans que pour la communauté chrétienne. Autrement dit, l’humanisme islamique se donne à voir dans toute sa vérité non pas simplement en théorie, dans la vision coranique de l’homme, mais aussi en pratique, à travers l’enseignement et l’exemple des prophètes envoyés de Dieu, et des hommes et des femmes qui les ont suivis en tant que discipline de la sagesse révélée.

Un autre exemple frappant concerne les hôpitaux de la civilisation islamique était un lieu universel, où les médecins soignaient toute personne qui venait, indépendamment de sa religion, de sa culture, et même de sa richesse ou de sa pauvreté. De même, l’université islamique. Dans la civilisation islamique, le savoir n’était pas réservé à un « clergé religieux », ni aux seuls musulmans. Toute personne qui, dans le monde, désirait acquérir un savoir pouvait venir apprendre dans l’université islamique. Le soldat mongol qui accompagnait Gengis Khan pouvait en profiter librement, tout comme le moine Gerbert ou le talmudiste Maïmonide.

Comparons cette générosité avec l’attitude de la civilisation européenne moderne qui fait un « don hautain » de sa science aux pays « arriérés » — ou plus exactement aux pays qu’elle a arriérés. Cette comparaison souligne la cohérence morale et pratique de l’humanisme islamique, qui ne se contente pas de proclamer de beaux principes mais les inscrit dans la réalité historique, dans les institutions, dans le cœur et dans la raison du musulman.

Comment la langue devient-elle un instrument de domination ?

Le colonialisme opère une domination linguistique qui va bien au-delà de la simple imposition d’une langue étrangère. Par l’imposition du français ou de l’anglais, c’est toute une vision du monde qui s’impose : une vision occidentale moderne, matérialiste, laïque, occidentalo-centrée.

Bennabi analyse avec précision le cas du bilinguisme français-arabe en Algérie. Ce bilinguisme ne constitue pas une coexistence harmonieuse de deux langues et de deux patrimoines intellectuels. Il s’agit plutôt d’une domination du français sur l’arabe d’une part, et d’autre part, de la traduction en arabe des concepts et conceptions occidentales modernes, avec pour corollaire la marginalisation des concepts et conceptions islamiques.

Plus grave encore, la langue arabe elle-même a cessé de véhiculer la conception islamique de la vie. Elle est devenue le simple vecteur des idées et des choses de l’Occident, une langue colonisée de l’intérieur. Les concepts islamiques sont soit marginalisés, soit redéfinis selon un contenu occidental, perdant ainsi leur signification originelle et leur puissance transformatrice.

Un exemple concret illustre cette domination conceptuelle. Le mot « indépendance » n’est pas un concept né de la réflexion des penseurs colonisés pour nommer leur projet de libération. C’est un mot dicté par le colonisateur lui-même, qui a fixé les termes, le contenu, les modalités et les limites de cette « indépendance ». Juste avant les indépendances formelles, les puissances coloniales se sont posé la question stratégique : « À qui vaut-il mieux remettre les clefs de la citadelle ? » Aux dirigeants qui choisiraient la voie d’une Renaissance authentique, ou à ceux qui serviraient les intérêts occidentaux ?

Le concept d’indépendance devient ainsi un outil contre-révolutionnaire. Dans la phase de décolonisation, le colonialisme change simplement de méthodes. Il veut maintenir les « indépendances », chèrement acquises ou illusoirement données, dans un chaos permanent entretenu par de savantes méthodes de pourrissement et garanti par des gouvernements fantoches.

Bennabi rapporte un autre exemple frappant : dans une pièce de théâtre portant sur un grand personnage de l’histoire du droit islamique, le mot islamique sharīʿah est remplacé par le mot grec qānūn. Ce détail révèle que les musulmans sont devenus aliénés conceptuellement au point d’utiliser des concepts importés pour parler d’eux-mêmes et de leur propre réalité, oubliant leur langue et leurs concepts propres.

Face à cette aliénation, Bennabi propose une libération conceptuelle radicale. Il se libère lui-même du concept d’État-nation pour penser en termes de ummah, de « Commonwealth islamique », d’« Afro-asiatisme » et de « mondialisme » — c’est-à-dire un ordre mondial qui intègre l’humanité en lui offrant de meilleures conditions pour une vie commune dans la paix et la justice.

Pourquoi la science occidentale n’est-elle pas si universelle qu’elle le prétend ?

La dimension scientifique et épistémologique de la décolonisation occupe une place centrale dans la pensée de Bennabi. Le colonialisme impose une science, une expérience et une rationalité particulières à l’Occident, avec pour corollaire la marginalisation de la science, de l’expérience, de la rationalité et des sources intellectuelles islamiques.

Prenons un exemple concret. Le colonialisme impose la rationalité cartésienne comme seule forme légitime de rationalité. Or, selon Bennabi, cette pensée aboutit à un monde invivable : les « Cartésianopolis monstrueuses », c’est-à-dire un ordre mondial dominé par une raison instrumentale où tout est calculé, soumis aux critères d’une rationalité matérialiste. Ces villes entièrement planifiées selon une logique instrumentale produisent du mal-être et de l’aliénation, car elles ignorent les dimensions spirituelles, esthétiques et communautaires de l’existence humaine.

La domination épistémologique coloniale s’exerce également à travers l’université et les disciplines universitaires. Bennabi donne l’exemple édifiant d’un manuel scolaire utilisé en architecture, intitulé « L’Architecture algérienne », qui expose différents types d’édifices, dont des églises, mais pas de mosquées — alors que l’Algérie compte des mosquées partout sur son territoire et seulement quelques églises. Cette falsification de la réalité architecturale algérienne dans un manuel destiné aux étudiants algériens illustre parfaitement la violence épistémique du colonialisme.

Face à cette domination, Bennabi propose une stratégie en trois temps. D’abord, reconnaître que les sciences sociales occidentales offrent des moyens indispensables pour la construction d’une créativité critique et méthodologique. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc ces sciences, mais de distinguer soigneusement ce qui relève de leur part d’universel de ce qui relève de leur enracinement dans une vision du monde particulière. Ensuite, le chercheur musulman doit donc accompagner sa démarche scientifique d’une vigilance critique constante.

Enfin, élaborer une épistémologie proprement islamique. L’islam est une vision du monde à partir de laquelle se construit une certaine théorie de l’homme, de la vie et de l’univers. Toute la matière première nécessaire pour l’élaboration d’une théorie de la connaissance et d’une épistémologie propre à l’islam existe déjà. C’est la condition fondamentale pour une créativité critique ouverte et originale.

Cette proposition d’une « Raison islamique » ne signifie pas un repli sur un rationalisme théologique fermé, mais au contraire l’ouverture vers une rationalité enrichie, capable de conduire le travail scientifique à la lumière de la connaissance révélée. Elle enrichit les sources de vérités en reconnaissant la légitimité de la connaissance révélée, avec la raison et l’expérience empirique. Elle oriente le travail scientifique et intellectuel vers le service de l’humanité et le réalisme — c’est-à-dire la résolution des problèmes, crises et défis dont souffre l’humanité.

Un cas particulier de cette domination épistémologique est constitué par l’Orientalisme — cette discipline créée pour étudier les musulmans et l’islam dans le but explicite de fournir la connaissance nécessaire à leur domination. La critique que fait Bennabi de l’Orientalisme se distingue toutefois des approches comme celle d’Edward Said,[2] en ce qu’elle ne réduit pas le problème à une « représentation » de l’Autre, mais l’enracine dans une transformation métaphysique préalable de l’homme européen. En effet, c’est parce que l’Europe a d’abord transformé son propre rapport à Dieu, à la nature et à l’homme qu’elle a pu ensuite chosifier l’Autre. Le problème n’est donc pas d’abord l’orientalisme comme système de représentations, mais la sécularisation moderne comme rupture ontologique, comme idée fausse de la réalité de Dieu, de l’homme et de la nature.

Cette analyse de Bennabi préfigure et, à certains égards, radicalise les critiques ultérieures de l’eurocentrisme. Là où Edward Said se concentrera sur les discours orientalistes et leurs effets de pouvoir, Bennabi remonte plus en amont : ce n’est pas seulement la représentation de l’Orient qui est en cause, mais la vision occidentale moderne du monde, et sa projection dans le système de connaissance et d’action sur le monde. Là où Dipesh Chakrabarty appellera à « provincialiser l’Europe » (2000),[3] Bennabi a déjà, dès les années 1940, identifié le mécanisme par lequel l’Europe s’est constituée comme centre et mesure de toute l’humanité.

Comment le colonialisme colonise-t-il les esprits ?

La contribution la plus avant-gardiste de Bennabi à la pensée décoloniale est son analyse du colonialisme comme violence épistémique, comme sabotage idéologique, comme système d’induction d’erreurs. Ce mécanisme corrompt l’accès à la réalité, à la connaissance de soi et à l’action. Il ne s’agit pas simplement d’une propagande grossière, mais d’une ingénierie sophistiquée des représentations qui sape les fondements mêmes de la pensée critique et de l’action collective.

Bennabi insiste sur la nature scientifique de la lutte idéologique menée par le colonisateur, qui ne laisse rien au hasard. Le colonialisme agit comme un « metteur en scène » qui orchestre un spectacle où les colonisés jouent un rôle sans même en avoir conscience, croyant agir librement alors qu’ils suivent un script préétabli.

L’une de ses techniques psychologiques les plus efficaces est le « miroir inhibiteur ». Ce dispositif vise à dévaloriser une idée en la répercutant à travers des insinuations négatives concernant son auteur. Il projette sur une idée les réflexes qu’un terme — choisi à dessein pour son caractère positif ou négatif — déclenche spontanément dans l’esprit d’un individu. Ce mécanisme court-circuite l’examen rationnel du contenu d’une idée en activant des réflexes émotionnels préprogrammés.

Prenons un exemple concret. Lorsqu’un intellectuel musulman propose une idée de « Renaissance islamique », le colonialisme ne répond pas en discutant rationnellement cette idée. Il active immédiatement le « miroir inhibiteur » en utilisant des termes comme « panislamisme », « fondamentalisme » ou « intégrisme ». Ces mots sont choisis précisément pour leur capacité à semer la panique et à bloquer toute discussion rationnelle.

Le colonialisme utilise également des « anesthésiants de la conscience ». Bennabi donne l’exemple de la métaphore « la lutte du pot de terre contre le pot de fer ». Ce genre de métaphores ont servi de frein psychologique qui a brisé chez les générations colonisées tout élan révolutionnaire. Le colonialisme diffuse ce genre de métaphores fatalistes pour générer le sentiment d’impuissance et naturaliser la domination. Il transforme un rapport de force historique et donc modifiable en une donnée naturelle et immuable.

Ces techniques sophistiquées sont d’autant plus efficaces qu’elles exploitent une vulnérabilité spécifique de la psychologie musulmane contemporaine marquée par l’atomisme — l’incapacité à penser de manière systémique et à établir des liens organiques entre les faits. Cet atomisme empêche de voir comment les différentes techniques de domination s’articulent en un système cohérent.

Bennabi observe également comment les puissances coloniales ont déployé un réseau scientifique sophistiqué pour contrôler la production et la diffusion des idées. La circulation des idées est plus minutieusement contrôlée que la circulation de la drogue et des armes dans le monde. Ce contrôle s’exerce à travers des centres culturels qui diffusent « à grands frais les idées des pays qui les subventionnent », et des observatoires idéologiques « semés un peu partout à la surface du globe, pour tenir constamment à jour la carte idéologique du monde ».

Peut-on se libérer sans transformer sa vision de l’homme ?

Cette analyse de la violence épistémique coloniale conduit Bennabi à une compréhension dialectique de l’aliénation. Le sentiment de supériorité chez le colonisateur et le sentiment d’infériorité chez le colonisé sont les deux faces d’un même problème : un défaut de vision juste de l’homme, de sa valeur intrinsèque et de ses capacités réelles.

La décolonisation ne peut être complète si elle se contente de renverser les positions dans la hiérarchie coloniale sans remettre en cause le principe même de cette hiérarchie. Il ne s’agit pas de remplacer la supériorité blanche par une supériorité noire ou arabe, mais de déconstruire l’idée même d’une hiérarchie naturelle entre les peuples.

Bennabi identifie précisément les pathologies de l’esprit musulman post-almohadien — la période de déclin. Cet esprit est caractérisé par « l’intellectomanie », un néologisme décrivant celui qui est obsédé par l’apparence de l’intellectualité sans en avoir la substance. Cette décadence intellectuelle se manifeste par de multiples pathologies : le savoir inutile, l’apologétisme (la tendance à se réfugier dans les « splendeurs du passé » face aux défis du présent), le « choséisme » (l’attrait pour la « chose » sans en comprendre les biais, les fondements et les conditions de production), la psychologie de « la chose facile » (optimisme irréaliste) ou au contraire, la psychologie de « la chose impossible » (pessimisme irréaliste)…

Ces pathologies ne se sont pas développées dans le vide. Elles ont été activement exploitées, et même aggravées, par les puissances coloniales. C’est cette articulation entre les faiblesses internes et la violence coloniale externe qui caractérise l’approche de Bennabi. Il refuse tant le fatalisme victimaire que l’aveuglement sur le système externe d’affaiblissement et de domination.

La libération psychologique et spirituelle passe par une restauration de la dignité ontologique de l’être humain, fondée sur l’enseignement coranique. L’islam opère une double libération. D’abord, il libère la conscience humaine de toutes les formes d’idolâtrie et d’anthropomorphisme. C’est sa libération de toutes les servitudes psychologiques, de toutes les terreurs qui la paralysaient sous le joug des forces aveugles de la nature déifiée.

Cette libération psychologique et spirituelle se fonde sur la shahādah qui, en affirmant la réalité de Dieu l’Unique et en rejetant toute médiation hiérarchique entre l’homme et Dieu, établit l’égalité fondamentale de tous les êtres humains et restaure leur dignité originelle. Cette restauration permet de dépasser le petit monde clos tribal ou ethnique pour accéder à l’universalité, de sensibiliser la nature humaine au bien et au mal, et de créer les conditions psychologiques et spirituelles nécessaires à toute action historique transformatrice.

Quel nouvel ordre mondial pour une vraie décolonisation ?

La décolonisation psychologique et épistémologique trouve son aboutissement logique dans une reconfiguration géopolitique radicale. Car on ne peut transformer les consciences sans transformer aussi les structures de pouvoir mondial.

En 1956, suite à la conférence historique de Bandung (1955), Bennabi publie L’Afro-asiatisme, ouvrage dans lequel il propose un cadre théorique pour fonder et développer le rapprochement entre les pays du Sud. Son objectif n’est pas de théoriser un « clash des civilisations » opposant mécaniquement le Nord et le Sud, mais de construire des alliances stratégiques entre les peuples afro-asiatiques — incluant le monde musulman, l’Inde et la Chine — afin de créer un nouvel équilibre mondial éthique.

Cette vision géopolitique vise un double objectif : d’une part, empêcher les excès de l’hégémonie occidentale en créant un contrepoids réel à sa domination ; d’autre part, contribuer à la formation d’une nouvelle civilisation humaine plus juste, dépassant les logiques impériales qui ont caractérisé tant la période coloniale que la période postcoloniale.

La décolonisation géopolitique consiste essentiellement à changer d’axe de référence et d’action. Il s’agit de ne plus s’enfermer dans la boucle « Islam-Occident », « Algérie-France », « Algérie-États-Unis » ou « Algérie-Union soviétique », mais de s’ouvrir au grand monde afro-asiatique pour penser, coopérer et vivre autrement. C’est substituer à l’axe Washington-Moscou qui structure la Guerre froide, un axe Tanger-Jakarta qui structure la solidarité des peuples du Sud.

Cette réorientation géopolitique produit déjà des effets. Bennabi observe que la simple « présence » de l’homme afro-asiatique sur la scène mondiale — son affirmation comme acteur historique autonome — a commencé à modifier les calculs des grandes puissances.

Cette vision géopolitique s’inscrit dans ce que Bennabi appelle le « mondialisme » — à ne pas confondre avec la globalisation néolibérale. Le mondialisme désigne un ordre mondial véritablement juste, qui intègre l’humanité dans sa diversité en offrant à tous de meilleures conditions pour une vie commune dans la paix et la justice. Ce mondialisme ne signifie pas l’uniformisation du monde sous l’hégémonie d’un modèle unique, mais au contraire la reconnaissance de la place et de la dignité de chacun dans un cadre de coopération équitable.

Un aspect particulièrement important de cette vision est la lutte contre la fragmentation du Sud global. Bennabi observe avec lucidité comment le colonialisme encourage systématiquement l’atomisation du Sud par la multiplication des divisions religieuses, ethniques et nationales. Face à cette stratégie du « diviser pour régner », il rappelle que l’islam est précisément la voie vers la plus grande unité — y compris avec des non-musulmans.

C’est pourquoi Bennabi rejette l’idée d’un « panislamisme », de même que le « panarabisme », « l’africanisme » ou encore « l’asiatisme ». Il analyse que le concept même de « panislamisme » est étranger à l’islam. C’est un terme fabriqué par l’Occident pour dévier l’esprit de la voie universaliste de l’islam d’une part, et d’autre part, pour créer une peur autour de l’idée même d’islam. Bennabi écrit avec ironie :

« On nous accuse de ”panislamisme” ? Et pourquoi pas d’Islam tout court ? La presse stipendiée du veau d’or sait créer astucieusement les mythes qui font peur. »

Pour Bennabi, le monde musulman ne doit pas vivre et penser comme un monde à part, mais doit penser le monde commun à l’humanité. Le monde est en train de se réaliser à l’échelle planétaire, de se totaliser. Le rôle de l’islam n’est pas de dominer l’ordre mondial à la place et comme le fait aujourd’hui l’Occident. Le rôle du musulman demeure surtout spirituel, comme « modérateur des excès de la pensée matérialiste et des égoïsmes nationalistes ».

Concrètement, cela veut dire évaluer chaque idée, solution, technique, institution, choix politique, choix économique, non pas uniquement selon les avantages et les inconvénients qu’ils représentent pour une personne, une communauté ou une nation donnée, mais aussi et surtout pour l’humanité dans son ensemble, et au regard de l’éthique et de la sagesse.

Pourquoi Bennabi est-il plus actuel que jamais ?

Soixante-dix ans après la publication de ses œuvres majeures, la pensée de Bennabi résonne avec une actualité troublante dans notre 21e siècle.

Dans le champ universitaire, les mouvements actuels de « décolonisation de l’université » — de Rhodes Must Fall en Afrique du Sud (2015) aux campagnes « Decolonize the Curriculum » aux États-Unis et en Grande-Bretagne — mettent en pratique, souvent sans le savoir, les analyses de Bennabi sur la violence épistémique. Lorsque des étudiants sud-africains exigent que le canon philosophique ne se réduise pas à « Platon, Descartes et Kant » mais intègre les penseurs africains, ils actualisent l’analyse de Bennabi sur l’historiographie lacunaire qui construit fictivement une continuité Athènes-Rome-Renaissance.

Son concept de « système d’induction d’erreurs » fournit un cadre théorique pour comprendre non seulement la censure brutale des savoirs subalternes, mais surtout les mécanismes subtils par lesquels ces savoirs sont disqualifiés a priori comme « non-scientifiques », « idéologiques », « communautaristes » ou « religieux ».

Dans le champ politique et social, la critique de Bennabi de l’humanisme occidental prend une acuité nouvelle face aux contradictions manifestes des démocraties occidentales. Lorsque le mouvement Black Lives Matter dénonce le racisme systémique et la violence policière aux États-Unis, il révèle empiriquement ce que Bennabi a analysé théoriquement : la coexistence structurelle entre un discours universaliste sur les « droits de l’homme » et une pratique de déshumanisation des populations racisées. Le génocide des palestiniens par Israël, aidé par les grandes puissances occidentales, est un moment de vérité de l’humanisme occidental moderne : il montre qu’il y a des valeurs « universelles », que tout l’univers doit accepter et appliquer au profit de l’homme blanc. Mais ces valeurs n’ont aucune valeur pour les autres qui doivent être traités comme ou pire que des animaux.

Dans le champ géopolitique, l’émergence des BRICS, l’initiative des Routes de la Soie, et les appels répétés à un « ordre mondial multipolaire » actualisent directement la vision de Bennabi de l’axe Tanger-Jakarta et du mondialisme comme alternative à l’hégémonie occidentale. La guerre en Ukraine et ses répercussions ont révélé une fracture géopolitique majeure : là où l’Occident attendait un soutien unanime, la majorité du Sud global a refusé de s’aligner, exprimant ainsi ce que Bennabi appelait le refus de se laisser enfermer dans l’axe Washington-Moscou.

Dans le champ technologique, la question de la « colonisation numérique » — la domination des GAFAM sur les infrastructures numériques mondiales, l’imposition de standards technologiques occidentaux, la collecte massive de données sur les populations du Sud — prolonge et radicalise la domination épistémologique analysée par Bennabi. Lorsque des États africains ou asiatiques tentent de développer leurs propres plateformes numériques ou leurs propres systèmes d’intelligence artificielle, ils font face au « coefficient colonisateur » des technologies occidentales — c’est-à-dire leur capacité à façonner non seulement les infrastructures matérielles mais aussi les imaginaires, les idées, les comportements et les modes de pensée.

La question de savoir si l’intelligence artificielle peut être « décolonisée » — c’est-à-dire si l’on peut développer des IA entraînées sur d’autres sources, reflétant une autre vision du monde et de la science, servant d’autres finalités — est directement héritière du questionnement de Bennabi sur la possibilité d’une « Raison islamique » et d’une science islamique authentique qui doit être critique vis-à-vis des productions de la science moderne, et qui doit proposer un système de connaissances plus justes et plus humanistes.

Vers quelle libération totale ?

Au terme de ce parcours dans la pensée de Malek Bennabi, une architecture conceptuelle à quatre étages se dessine. Au premier niveau, celui de l’analyse critique, Bennabi élabore une théorie du colonialisme comme violence épistémologique totale — un dispositif sophistiqué de colonisation des consciences qui opère par la restructuration des catégories mentales, la falsification de l’histoire, et l’implantation de réflexes inhibiteurs.

Au deuxième niveau, celui du diagnostic interne, il articule cette violence externe avec les pathologies endogènes qu’il nomme « colonisabilité » — non pas pour excuser le colonisateur, mais pour établir que la libération ne peut être uniquement réactive mais doit être transformatrice.

Au troisième niveau, celui de la proposition alternative, Bennabi élabore un « humanisme islamique » qui n’est pas un particularisme mais un universalisme authentique fondé sur la dignité ontologique de tout descendant d’Adam. Cet humanisme se déploie concrètement dans tous les domaines selon une méthodologie de synthèse créatrice qui refuse tant l’imitation servile que le repli identitaire.

Au quatrième niveau, celui de la vision stratégique, il traduit cette philosophie en un programme géopolitique concret : le passage de l’axe Washington-Moscou à l’axe Tanger-Jakarta, l’Afro-asiatisme comme solidarité des peuples dominés, et le mondialisme comme horizon d’un ordre mondial juste.

Cette systématicité distingue fondamentalement Bennabi des autres penseurs décoloniaux. Il ne propose pas simplement une critique du colonialisme, mais un projet civilisationnel complet, enraciné dans « l’Idée coranique » comme catalyseur de transformation philosophique, éthique, politique et historique.

Reconnaître Malek Bennabi comme un précurseur décolonial majeur n’est donc pas un exercice d’archéologie intellectuelle ou de réhabilitation identitaire. C’est reconnaître que l’une des réponses les plus lucides, les plus systématiques et les plus ambitieuses aux impasses de la modernité coloniale a été formulée, dès les années 1940, depuis la frontière épistémique — par un penseur algérien formant à la croisée des cultures, écrivant en français depuis la position paradoxale du colonisé-lettré, et élaborant une philosophie de la libération qui reste, aujourd’hui peut-être plus que jamais, un horizon d’espérance et d’action.

Car la vraie décolonisation ne commence pas avec l’indépendance politique. Elle commence avec la libération totale de l’esprit et du corps, des intentions, des idées, des actions, des institutions et de l’ensemble de l’ordre matériel imposé. Et cette libération, comme l’enseigne le Coran, ne peut venir que d’un changement profond de ce qu’il a en nous-mêmes :

« En vérité, Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant que les gens n’auront pas changé ce qui est en eux-mêmes. » Coran 13 : 11.

إِنَّ اللَّهَ لَا يُغَيِّرُ مَا بِقَوْمٍ حَتَّىٰ يُغَيِّرُوا مَا بِأَنفُسِهِمْ

Cette vérité, Malek Bennabi en a fait le cœur de sa pensée et le moteur d’un projet de libération totale qui s’enracine dans l’islam pour dépasser les frontières des musulmans, et pour embrasser toute l’humanité dans sa quête de dignité et de justice.

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[1] Cet article est une adaptation de Mohamed Oudihat et Tahir El Mesawi, Malek Bennabi, Pioneer Islamic Decolonial Thinker: For a Comprehensive Epistemological Liberation.

[2] Said, Edward W. 1978. Orientalism. New York: Pantheon Books.

[3] Chakrabarty, Dipesh. 2000. Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference. Princeton, NJ: Princeton University Press.