Paris : capitale du génie intellectuel et du conformisme


Hier comme aujourd’hui, Paris attire des étudiants et des idées du monde entier. Le meilleur, comme le pire, passe par là, vient à Paris pour se faire connaître. Tout marche à Paris : les idées les plus mortelles comme celles les plus innovantes, utiles et justes. 

Quelles étaient les idées à la mode dans les années 1930 ? Vers quelle direction le conformisme intellectuel devait-il aller, par paresse, par manque de courage ou par souci de se distinguer des autres ?

En 1930, Paris croyait dans l’idée-idole du « Progrès industriel ». Elle n’a pas exercé son jugement critique pour mesurer que le progrès industriel allait aussi provoquer des problèmes d’alimentation, de santé, d’urbanisme des grandes villes, de transport, de pollution de l’air et de l’eau, et de destruction de la planète. Elle n’a pas mesuré que le sucre, la cigarette, les boissons ou les médicaments industriels allaient provoquer des maladies industrielles. Elle n’a pas vu que « le développement du Sud » allait devenir le dépouillement des ressources naturelles et humaines du Sud au profit des pays occidentaux. C’est ce biais qui a porté les parisiens et plus généralement, les français, à croire que le nazisme était un modèle de Progrès et de réussite industrielle. Paris avait faussé la réflexion en imposant à chacun de se positionner simplement « pour ou contre le Progrès industriel ». 

Paris croyait dans l’idée-idole de « la mission civilisatrice de la France » et donc de « la colonisation positive » des pays du Sud. C’est à Paris, à la porte de Vincennes, qu’a eu lieu l’Exposition Coloniale – ou plutôt « l’Exposition des peuples enchaînés »1, comme Bennabi la rebaptisera –, où l’on exposait un échantillon de personnes colonisées de différentes régions d’Afrique et d’Afrique du Nord :

Les peuples colonisés seront exposés là, représentés, vendus, trahis, pendant plus de quatre mois. L’ ‘’indigène’’ algérien, marocain, tunisien, indochinois, sénégalais, malgache, soudanais, hindou, fut à la mode dans la capitale la plus frivole du monde. Mais l’ ‘’indigène’’ le plus à la mode fut incontestablement le Targui (nomade du désert algérien) qui représentait la plus belle plastique de corps humain que j’ai jamais vue.2

L’esprit colonial avait soif d’exotisme mais n’était pas vraiment ouvert à la culture de l’Autre. Ou plutôt, l’Autre était un objet de curiosité, d’excitation et de domination, mais pas un égal dont on pouvait apprendre une vérité ou une sagesse universelle :

C’est qu’à Paris, l’exotique, on aime le voir mais on n’aime pas le vivre.3

L’esprit colonial était aussi un esprit anti-islam car ce dernier représentait la principale force de résistance contre la soumission à l’ordre colonial. C’est pourquoi, lorsqu’on franchissait l’accueil de l’Exposition coloniale, le premier stand présentait une collection de Bibles, d’Evangiles et de livres hostiles à l’islam. Ou encore, à Paris, la Maison Alba étendait sur son immeuble en construction une affiche où l’on pouvait lire : 

Et Mohamed mourut en reconnaissant qu’il n’y a d’Allah qu’Alba.4

Bennabi faisait partie de ceux qui voyaient en Paris une source de rayonnement intellectuel et civilisationnel qui contrastait avec la barbarie de la colonisation en Algérie. Mais Paris, c’était aussi ce côté obscur, cet évènement de la Maison Alba qui est resté dans la mémoire de Bennabi comme « la cicatrice d’une blessure ». 5

Paris a le pouvoir de transformer en modes les idées les plus utiles et justes comme les plus mortelles. En ce sens, coloniser ou épouser un indigène était devenu « fun » : 

Paris transforme en ‘’modes’’ ses meilleures et ses pires impressions, ses faveurs ou ses préjugés. L’ ‘’indigène’’ fut à la mode. Et cette vogue, semble-t-il, stimula des projets de mariage. ❞ 6

Au même moment, Paris mettait en scène Gandhi au point d’en faire un joujou intellectuel que l’on pouvait citer ou porter pour se distinguer socialement :

La Ville Lumière transformait ainsi tout en mode. Gandhi ne pouvait y échapper. Il fut iconifié, vulgarisé et livré en figurines de plâtre ou porcelaine à la foule parisienne.7

Le Gandhi de Paris avait perdu sa force critique et révolutionnaire : il n’était plus qu’un signe ostentatoire de culture inoffensive. 

Paris avait lancé une autre idée-idole à la mode : Freud. Tout le monde commençait à voir dans ses relations des « névroses », des « complexes d’Œdipe », des « actes manqués » et de « l’inceste ». Tous les problèmes humains devenaient des problèmes « sexuels » : 

Cependant, sur les terrasses de cafés des boulevards parisiens, on parlait du scandale de Violette Nozière, la fille qui assassina son père en lui prêtant des intentions ou des tentatives libidineuses. Freud était à la mode.8

Personne n’avait le droit d’exercer son jugement critique sur Freud. Ne pas croire en Freud, c’était risquer d’être accusé d’ « incroyant » par l’Eglise de la Science Moderne. Le débat était clos. La raison était ouverte à toutes les modes du moment mais totalement fermée à leur évaluation critique.

Ainsi, la biographie de Malek Bennabi est une petite fenêtre à travers laquelle nous pouvons voir Paris et le marché des idées-idoles à la mode. Le Progrès infaillible, la Mission civilisatrice de la France, la Colonisation positive, le bel Homme du désert, la Femme fatale arabe, Gandhi et Freud… : tels étaient les idées-idoles de l’époque.

Venons-en à Paris, en ce début de 21e siècle : quelles sont les idées-idoles du marché parisien ? 

Il y a le Développement personnel, l’Education positive, la Communication positive, la Révolution digitale, l’Intelligence artificielle, la French Tech, la Silicon Paris, l’Ecologie positive, l’Islam des Lumières et bien d’autres encore… Ces idées-idoles nous viennent souvent des Etats-Unis d’Amérique qui est la nouvelle Mecque d’où partent toutes les idées à la mode. Mais quelle est la part de bien et de mal, de justice et d’injustice, d’excès et de négligence qui se cache derrière ces jolis concepts à la mode ?

Eric Sadin analyse le conformisme intellectuel – « la silicolonisation du monde » –, qui est en train contaminer les démocraties occidentales, fascinées par le génie des stars et des prophètes de la Silicon Valley. « Faire comme la Silicon Valley » est devenu la pensée dominante encouragée par la majorité des industriels, des économistes, des universités et grandes écoles, des think tanks et des différents partis politiques. Tout le monde parle de faire comme les héros de la Silicon Valley : réussir, c’est créer sa start-up pour changer le monde. En fait, la start-up offre au capitalisme une image de « jeune branché » qui agit au service des autres :

La start-up, c’est la nouvelle utopie économique et sociale de notre temps. N’importe qui, à partir d’une ‘’idée’’, en s’entourant de codeurs et en levant des fonds grâce aux capital-risqueurs, peut désormais se croire maître de sa vie, ‘’œuvrer au bien de l’humanité’’, tout en rêvant de ‘’devenir milliardaire’’. ❞ 9

Elle permet de faire oublier l’image d’un capitalisme fondé sur l’insécurité et l’exploitation de la majorité, et de concentrer la communication sur « l’égalité des chances », au nom du fait que tout le monde peut développer son autonomie, sa créativité, et s’épanouir en créant sa boîte :

En cela, la start-up incarne de façon paradigmatique le consensus idéologique social-libéral de notre temps. Or, à y voir de près, le mythe s’effondre aussitôt. La plupart des start-up échouent rapidement.

[Elles] ne créent pas tant d’emplois que ça. C’est le régime de la précarité qui prévaut et neuf sur dix échouent dans les deux ans. Les équipes sont petites et les pressions horaires terribles. On est dans le régime du ‘’cool’’, ce qui permet de demander à tout le monde de travailler jusque minuit, mais avec une pause pour faire une partie de ping-pong. Tout le monde se tutoie, mais on fait des boot camps (sessions intensives – NDLR) tout le week-end. (…) Ces nouveaux entrepreneurs sont bien différents des précédents: ils n’engagent plus leur responsabilité, ne font plus d’emprunts, ne montent plus d’équipe, et peu louent encore de locaux… Ils n’engagent même plus leur propre argent: une rencontre avec des ‘’business angels’’, qu’on ‘’ pitche’’ en cinq minutes et on repart avec des dizaines de milliers d’euros… Ce qui induit de facto des formes d’irresponsabilité.
10

A son tour, Emmanuel Todd analyse à quel point la France est dans un conformisme aveugle systématique vis-à-vis des Etats-Unis d’Amérique dans le champ intellectuel, culturel, éducatif, politique, économique et technique… Nous autres français, nous avons plusieurs dizaines d’années de retard dans toutes les tendances que traverse l’Amérique, les bonnes comme les mauvaises : 

Nous (français) avons souvent le sentiment d’être plus malins que les Américains. L’Européen ricane devant les infrastructures dégradées aux Etats-Unis, la pénurie des transports, le système éducatif désorganisé. Nous ne nous rendons pas compte que l’Europe n’a pas encore atteint le même stade. Nous sommes en retard jusque dans la stagnation ou la régression. Mais nous suivons les Américains.(…) En France, tout arrive trente ans plus tard. ❞ 11

En vérité, au-delà de Paris et de la France, dans toutes les villes du monde, l’Homme a la responsabilité d’exercer son jugement critique face aux idées-idoles de son temps. Chacun d’entre nous, partout, tout le temps, est libre et responsable de suivre « la voie de Dieu », c’est-à-dire la voie du bien, de la vérité et de la justice ou de participer au désordre sur Terre. Au regard de Dieu, une personne ou une communauté qui fait l’effort de distinguer sa part d’obscurantisme de sa part de Lumière, qui évalue ses choix en fonction du bien et du mal qu’ils produisent sur Terre, a une valeur plus grande que celle qui ne fait que se conformer au désordre de son temps :

Et si tu obéis à la majorité de ceux qui sont sur la terre, ils t’égareront loin de la voie de Dieu : ils ne suivent qu’al-dhann (la croyance, les suppositions, l’opinion non-fondée) et ne font que fabriquer des mensonges.

Coran 6 : 116
وَإِن تُطِعْ أَكْثَرَ مَن فِي الْأَرْضِ يُضِلُّوكَ عَن سَبِيلِ اللَّهِ ۚ إِن يَتَّبِعُونَ إِلَّا الظَّنَّ وَإِنْ هُمْ إِلَّا يَخْرُصُونَ
Dis : ‘’Est-ce que ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ont même valeur ?’’

Coran 39 : 9
قُلْ هَلْ يَسْتَوِي الَّذِينَ يَعْلَمُونَ وَالَّذِينَ لَا يَعْلَمُونَ

Refuser le conformisme aveugle de son temps, des temps passés et présents, réfléchir, chercher à savoir plutôt que de croire dans les grands discours de l’époque, évaluer, débattre sur le bien-fondé de nos choix de société : c’est là qu’est le génie de Paris. C’est aussi là que se trouve la voie de Dieu, la voie à laquelle Dieu invite chacun d’entre nous, à Paris comme partout ailleurs.

Notes

  1. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p169
  2. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p169-170
  3. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p228
  4. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p168
  5. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p168
  6. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p170
  7. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p178
  8. Bennabi, Malek (2006), Mémoires d’un témoin du siècle. 1905-1973. Alger, éditions Samar, p223
  9. Sadin, Eric (6 janvier 2017), La silicolonisation du monde nous mènera du rêve au cauchemar. Article publié dans le Figarovox.
  10. Sadin, Eric (6 janvier 2017), La silicolonisation du monde nous mènera du rêve au cauchemar. Article publié dans le Figarovox.
  11. Todd, Emmanuel (27/09/2017), Modernité ou archaïsmes : « En France, tout arrive trente ans plus tard ». Propos recueillis par Aliocha Wald-Lasowski. Article publié dans le journal L’Express

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