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Regard coranique sur Charles Péguy : vivre sans compromis

Dans un monde où la médiocrité morale est devenue la norme, où le conformisme règne en maître, et où l’opportunisme dicte les choix de vie, peut-on encore trouver des modèles d’intégrité ? Il y a bien un intellectuel français du début du 20e siècle, poète et polémiste, dont la vie a été un combat permanent pour la justice et la vérité. Et plus encore, peut-on découvrir dans sa vision des échos profonds avec la sagesse révélée dans le Coran ?

Charles Péguy (1873-1914) reste une figure peu connue du grand public français, bien qu’il ait marqué son époque par son engagement sans faille dans l’affaire Dreyfus, par sa critique acerbe de tous les conformismes, et par son refus de tout compromis moral. Sa vie brève, interrompue par la Première Guerre occidentale mondiale, a été entièrement consacrée à une quête : celle de la vérité et de la justice, quitte à sacrifier sa carrière, sa tranquillité, ses amitiés et son confort matériel. Cette exigence morale radicale trouve des résonances fortes avec les enseignements coraniques sur l’intégrité (al-istiqāmah), le témoignage de la vérité (shahādah bil-ḥaqq), et la purification de l’âme (tazkiyat al-nafs).

I. Qu’est-ce que la mystique politique selon Péguy ?

Comment distinguer la mystique de la politique politicienne ?

Péguy distingue deux voies fondamentalement différentes : la « mystique » et la « politique ». Pour lui, la mystique c’est le vrai engagement moral et politique, celui où l’on est prêt à sacrifier ses intérêts personnels et à mourir pour le bien commun et la justice. À l’inverse, la politique, c’est l’attitude de ceux qui vivent de leurs engagements, qui en tirent profit et avantages : les opportunistes. Cette distinction est saisissante :

« La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 45.

Cette analyse trouve un écho profond dans la conception coranique de l’engagement sincère. Le Coran distingue clairement entre ceux qui se soumettent à Dieu avec sincérité (mukhliṣīn) et ceux qui font semblant, les hypocrites (munāfiqūn). Les hypocrites, dans la terminologie coranique, sont précisément ceux qui affichent des valeurs sans les incarner réellement, qui utilisent la religion ou les principes moraux pour leur avantage personnel et social. Le Coran les décrit ainsi :

« Parmi les gens, il y en a qui disent : ‘‘Nous adhérons à Dieu et au Jour dernier !’’, mais en fait, ils n’y adhèrent pas. Ils cherchent à tromper Dieu et ceux qui sont engagés sur Sa voie. Mais ils ne trompent qu’eux-mêmes, sans en avoir conscience. » Coran 2 : 8-9.

وَمِنَ النَّاسِ مَن يَقُولُ آمَنَّا بِاللَّهِ وَبِالْيَوْمِ الْآخِرِ وَمَا هُم بِمُؤْمِنِينَ

يُخَادِعُونَ اللَّهَ وَالَّذِينَ آمَنُوا وَمَا يَخْدَعُونَ إِلَّا أَنفُسَهُمْ وَمَا يَشْعُرُونَ

L’hypocrisie morale et spirituelle consiste à proclamer des idéaux tout en les trahissant dans la pratique. Pour Péguy, l’affaire Dreyfus a été précisément le moment révélateur où cette hypocrisie collective a été mise à nu. Il écrit :

« Notre dreyfusisme était une religion, une poussée religieuse, une crise religieuse. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 45.

En ce sens, tout se jouait dans l’affaire Dreyfus : sa fidélité à la religion chrétienne ; sa loyauté à l’idée d’une France humaniste. Cette affaire a été un moment de vérité, de crise, de tentation collective entre la fidélité à la vérité et au bien, ou au contraire l’hypocrisie qui consiste à embellir collectivement une injustice pour la faire passer pour le bien. Cette affaire est d’abord une affaire morale. La morale ne consiste pas simplement à vivre comme un honnête homme et à ne pas s’occuper des affaires collectives. Tenir à la morale, ce n’est pas prendre la voie de l’individualisme moral. La morale est non seulement une exigence individuelle mais aussi un engagement politique. La morale devient un acte mystique quand, contre le conformisme et la folie de son époque, on fait le choix de la vérité et du bien, plutôt que de la tranquillité hypocrite.

Cette dimension mystique ou religieuse de l’engagement politique chez Péguy signifie que défendre la justice n’était pas pour lui un simple choix politique parmi d’autres, mais une nécessité spirituelle, un impératif moral absolu. Il y a des chrétiens qui ont combiné sans problème de conscience, l’attachement formel et émotionnel au christianisme, avec le mensonge et l’injustice. De même, il y a des républicains qui ont combiné sans problème de conscience, l’attachement formel et émotionnel à l’idée d’une République humaniste, avec le mensonge et l’injustice. Mais Péguy a pris très sérieux son engagement moral et mystique, son devoir de fidélité à la vérité et au bien.

C’est exactement ce que le Coran enseigne : la justice n’est pas négociable, même lorsqu’elle nous coûte personnellement ou qu’elle va à l’encontre de nos intérêts :

« Ô vous qui êtes engagés sur la voie de Dieu ! Quand vous témoignez devant Dieu, tenez-vous-en fermement à la justice, même si le témoignage risque de se retourner contre vous, ou contre vos pères et mères et contre vos proches ; et peu importe que l’affaire concerne un riche ou un pauvre, car Dieu sera pour l’un comme pour l’autre un meilleur protecteur. Ne vous laissez pas entraîner par la passion, au risque d’être injustes. Si vous portez un faux témoignage ou si vous vous abstenez de témoigner, sachez que Dieu est bien informé de ce que vous faites. » Coran 4 : 135.

يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا كُونُوا قَوَّامِينَ بِالْقِسْطِ شُهَدَاءَ لِلَّهِ وَلَوْ عَلَىٰ أَنفُسِكُمْ أَوِ الْوَالِدَيْنِ وَالْأَقْرَبِينَ ۚ إِن يَكُنْ غَنِيًّا أَوْ فَقِيرًا فَاللَّهُ أَوْلَىٰ بِهِمَا ۖ فَلَا تَتَّبِعُوا الْهَوَىٰ أَن تَعْدِلُوا ۚ وَإِن تَلْوُوا أَوْ تُعْرِضُوا فَإِنَّ اللَّهَ كَانَ بِمَا تَعْمَلُونَ خَبِيرًا

L’affaire Dreyfus : un moment de vérité révélateur

L’affaire Dreyfus, qui a divisé la France à la fin du 19e siècle, n’a pas été seulement une affaire judiciaire. Ce a été un moment de vérité collectif qui a révélé le vrai visage de chacun. Alfred Dreyfus, officier juif français, a été accusé à tort de trahison et condamné au bagne. Face à cette injustice flagrante, la société française s’est divisée : d’un côté, ceux qui préférèrent faire confiance aveuglément aux institutions de l’État plutôt que d’exercer leur propre jugement ; de l’autre, une minorité qui, au nom de la conscience morale, a osé défier l’ordre établi pour défendre la vérité.

Péguy a été de ceux qui se sont engagés corps et âme dans la défense de Dreyfus, non par sympathie personnelle ou par calcul politique, mais par pur principe de justice. Il a découvert que la majorité des intellectuels, des politiciens et des citoyens ont accepté de sacrifier la justice pour la tranquillité sociale et l’intérêt national. Cette constatation l’a profondément marqué et l’a poussé à dénoncer ce qu’il appelait la « lâcheté universelle » et la « médiocrité universelle ».

Le Coran met en garde contre cette tentation de suivre la majorité lorsqu’elle est dans l’erreur. La pression sociale pour se conformer à l’opinion dominante est un piège moral redoutable :

« Si tu suis la plupart de ceux qui sont sur la terre, ils t’égareront loin de la voie de Dieu, car ils ne font que suivre des opinions infondées [al-ẓann] et se bornent à fabriquer des mensonges. » Coran 6 : 116.

وَإِن تُطِعْ أَكْثَرَ مَن فِي الْأَرْضِ يُضِلُّوكَ عَن سَبِيلِ اللَّهِ ۚ إِن يَتَّبِعُونَ إِلَّا الظَّنَّ وَإِنْ هُمْ إِلَّا يَخْرُصُونَ

Bernard Lazare, ami de Péguy et premier défenseur de Dreyfus, a incarné pour lui l’héroïsme moral authentique. Lazare a été le premier à se lever pour défendre Dreyfus, alors que tout le monde, y compris la communauté juive elle-même, préférait le silence. Il a payé ce courage de son isolement social, de la perte de ses amitiés et de difficultés économiques. Mais il est resté fidèle à sa conscience. Péguy le voyait comme « un Homme », quelqu’un pour qui tout l’appareil étatique, les autorités politiques, économiques, médiatiques et intellectuelles ne pesaient rien devant une révolte de la conscience morale personnelle.

Cette figure de Bernard Lazare représente l’idéal coranique du témoin de la vérité (shāhid bil-ḥaqq), celui qui témoigne sans crainte ni favoritisme, même si cela lui cause du tort :

« Ô vous qui êtes engagés sur la voie de Dieu ! Soyez droits devant Dieu, et témoignez selon la justice. Que la haine envers un peuple ne vous incite pas à vous montrer injustes. Soyez justes ! Vous vous rapprocherez ainsi de la piété. Craignez Dieu ! Dieu est parfaitement informé de ce que vous faites. » Coran 5 : 8.

يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا كُونُوا قَوَّامِينَ لِلَّهِ شُهَدَاءَ بِالْقِسْطِ ۖ وَلَا يَجْرِمَنَّكُمْ شَنَآنُ قَوْمٍ عَلَىٰ أَلَّا تَعْدِلُوا اعْدِلُوا هُوَ أَقْرَبُ لِلتَّقْوَىٰ ۖ وَاتَّقُوا اللَّهَ ۚ إِنَّ اللَّهَ خَبِيرٌ بِمَا تَعْمَلُونَ

L’affaire Dreyfus : une épreuve qui se répète dans l’histoire

L’affaire Dreyfus n’est pas un cas isolé dans l’histoire française. Elle révèle un schéma qui se répète à chaque fois qu’un moment de vérité surgit dans la vie collective. Face à une injustice flagrante, la société se divise invariablement entre une minorité héroïque qui ose défier l’ordre établi au nom de la conscience morale, et une majorité conformiste qui préfère la tranquillité sociale à la justice. Ce schéma, Péguy l’avait identifié avec une grande lucidité. Il se vérifie encore aujourd’hui.

Le même choix moral à travers l’histoire

Prenons l’exemple de la Collaboration et de la Résistance pendant l’Occupation allemande. Entre 1940 et 1944, chaque Français dut faire face à un moment de vérité comparable à celui de l’affaire Dreyfus. La majorité choisit le conformisme, invoquant la nécessité de protéger leur famille, leur carrière, leur tranquillité. Les justifications sont toujours les mêmes : « On ne peut rien faire », « Il faut être réaliste », « C’est plus compliqué que ça ». Face à cette majorité silencieuse, une minorité choisit l’héroïsme ordinaire. Les résistants et les Justes ont payé le même prix que les dreyfusards : ils ont risqué leur vie plutôt que de trahir leur conscience. Pourtant, aujourd’hui, ce sont eux que nous honorons.

La colonisation française de l’Algérie, avec son lot d’extermination et torture systématique, a créé un nouveau moment de vérité pour la société française. Là encore, tout le monde savait. Les témoignages affluaient, les preuves s’accumulaient. Mais la majorité a préféré le déni et le silence. Les intellectuels qui ont dénoncé ces crimes, les appelés qui ont refusé de participer à ces crimes et qui ont déserté, les « porteurs de valises » du FLN, tous ont été traités de traîtres à la patrie. Ils ont payé ce courage par la prison, l’exclusion sociale, parfois les attentats de l’OAS. Même des décennies plus tard, la France a du mal à reconnaître pleinement ces crimes, invoquant « les bienfaits de la colonisation ».

Le moment de vérité contemporain

Aujourd’hui, le monde vit un nouveau moment de vérité d’une ampleur comparable. Depuis octobre 2023, Israël mène dans le monde arabe une campagne de destruction massive. Les images, les témoignages et les rapports interdisent à quiconque de nier. Comme pour Dreyfus, comme pour Vichy, comme pour l’Algérie, tout le monde voit. La question n’est pas de savoir ce qui se passe, mais qui aura le courage de reconnaître ce qu’il voit et d’agir en conséquence.

Et comme toujours, la société se divise selon le même schéma. Les médias dominants euphémisent le massacre en parlant de « conflit » plutôt que de génocide, de « guerre » plutôt que de crimes contre l’humanité, de « guerre de Gaza » plutôt que de projet du « Grand Israël » qui se traduit par la destruction et la colonisation du monde arabe. Les intellectuels et universitaires, dans leur immense majorité, se taisent par peur de l’accusation d’antisémitisme. La population générale invoque les justifications éternelles : « C’est compliqué », « Les deux camps ont tort », « Qu’est-ce que je peux y faire ? ».

Face à cette majorité, une minorité choisit l’héroïsme moral : des voix courageuses s’élèvent malgré les menaces, des acteurs politiques et des universitaires prennent position malgré les répressions, des étudiants occupent leurs campus malgré la répression. Particulièrement héroïques sont les Juifs antisionistes qui dénoncent les crimes d’Israël : exactement comme Bernard Lazare, juif, qui défendit Dreyfus contre l’establishment juif qui préférait le silence. Tous paient le même prix : accusations d’antisémitisme, perte d’emploi, exclusion sociale, censure.

Les leçons de l’histoire qui se répète

Cette répétition du même schéma révèle plusieurs vérités que Péguy avait identifiées. Premièrement, les moments de vérité se répètent constamment : chaque génération doit choisir entre le courage et la lâcheté. Deuxièmement, la majorité choisit toujours la lâcheté, préférant son confort à la justice. Troisièmement, les justifications sont immuables à travers les époques. Quatrièmement, l’héroïsme n’est pas exceptionnel mais ordinaire : les héros sont des gens normaux qui restent fidèles à leur conscience. Cinquièmement, le prix est toujours le même : exclusion sociale, perte de carrière, mais aussi paix de la conscience. Sixièmement, l’histoire donne toujours raison aux courageux : dans quelques décennies, on reconnaîtra que ceux qui parlent aujourd’hui avaient raison.

Le Coran nous prépare à ces moments de vérité et nous met en garde contre la tentation du conformisme. Il nous avertit que la majorité a tendance à se tromper, à se plaire dans une intoxication collective :

« Si tu suis la plupart de ceux qui sont sur la terre, ils t’égareront loin de la voie de Dieu, car ils ne font que suivre des opinions infondées [al-ẓann] et se bornent à fabriquer des mensonges. » Coran 6 : 116.

وَإِن تُطِعْ أَكْثَرَ مَن فِي الْأَرْضِ يُضِلُّوكَ عَن سَبِيلِ اللَّهِ ۚ إِن يَتَّبِعُونَ إِلَّا الظَّنَّ وَإِنْ هُمْ إِلَّا يَخْرُصُونَ

Cette mise en garde coranique s’est vérifiée à chaque moment de vérité de l’histoire humaine. Le Coran nous enseigne aussi que témoigner de la vérité coûte cher mais reste obligatoire.

La vraie question que pose l’affaire Dreyfus, et que posent tous ces moments de vérité, n’est jamais : « Que dois-je penser ? » Car nous savons tous, nous voyons tous. La vraie question est toujours : « Aurai-je le courage de dire ce que je sais ? Serai-je prêt à payer le prix de la fidélité à ma conscience ? » Face au génocide des Palestiniens comme face à tout moment de vérité, chacun doit choisir : serons-nous du côté de Bernard Lazare ou de la majorité silencieuse ? Dans la « mystique » ou dans la « politique politicienne » ?

Dans vingt ans, de quel côté de l’histoire voudrons-nous avoir été ? Car l’histoire, et le Jugement de Dieu n’oublie pas. Le Coran nous rappelle :

« Ceux qui sont engagés sur la voie de Dieu et dont les cœurs s’apaisent à l’évocation de Dieu ; n’est-ce pas par l’évocation de Dieu que les cœurs s’apaisent ? » Coran 13 : 28.

 الَّذِينَ آمَنُوا وَتَطْمَئِنُّ قُلُوبُهُم بِذِكْرِ اللَّهِ ۗ أَلَا بِذِكْرِ اللَّهِ تَطْمَئِنُّ الْقُلُوبُ

La paix du cœur ne vient jamais du conformisme et de la lâcheté. Elle ne vient que de la fidélité au bien, même au prix de tout le reste. C’est cela, l’enseignement éternel de du Coran que l’on retrouve dans la vie de Péguy. Cette exigence de témoignage de la vérité ne se limite pas aux grands moments historiques. Elle doit se concrétiser dans le quotidien.

II. Qu’est-ce que l’héroïsme moral au quotidien ?

Le courage moral : un combat intérieur et extérieur

Qu’est-ce que le courage moral ? C’est de dire la vérité publiquement, malgré les risques que cela implique. Péguy explique ainsi le drame moral et ce qu’il en a coûté aux dreyfusards :

« Nous fûmes des héros. Il faut le dire très simplement, car je crois qu’on ne le dira pas pour nous. Voici très exactement en quoi et pourquoi nous fûmes des héros. Dans tout le monde où nous circulions, dans tout le monde où nous achevions alors les années de notre apprentissage, dans tout le milieu où nous circulions, où nous opérions, où nous croissions encore et où nous achevions de nous former, la question qui se posait, pendant ces deux ou trois années de cette courbe montante, n’était nullement de savoir si en réalité Dreyfus était innocent (ou coupable). C’était de savoir si on aurait le courage de le reconnaître, de le déclarer innocent. De le manifester innocent. C’était de savoir si on aurait le double courage. Premièrement le premier courage, le courage extérieur (…), le courage social, public de le manifester innocent dans le monde, aux yeux du public (…). De risquer là-dessus, de mettre sur lui tout ce que l’on avait, tout un argent misérablement gagné, (…) tout un argent de petites gens, de misère et de pauvreté : tout le temps, toute la vie, toute la carrière ; toute la santé, tout le corps et toute l’âme ; la ruine du corps, toutes les ruines, la rupture du cœur, la dislocation des familles, le reniement des proches, le détournement (des regards) des yeux, la réprobation muette ou forcenée, muette et forcenée, l’isolement, toutes les quarantaines ; la rupture d’amitiés de vingt ans, c’est-à-dire pour nous, d’amitiés commencées depuis toujours. Toute la vie sociale, toute la vie du cœur, enfin tout. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 27.

Péguy défend ici « le courage extérieur ». Mais le courage, ce n’est pas simplement d’afficher ses opinions publiquement, mais d’abord de les reconnaître en son for intérieur, de s’avouer à soi-même la vérité que l’on voit, même si elle est inconfortable. Le courage est donc d’abord un combat et une victoire morale qui se passe à l’intérieur de l’être humain :

« Deuxièmement le deuxième courage, plus difficile, le courage intérieur, le courage secret, s’avouer à soi-même en soi-même qu’il était innocent. Renoncer pour cet homme à la paix du cœur.

Non plus seulement à la paix de la cité, à la paix du foyer. A la paix de la famille, à la paix du ménage. Mais à la paix du cœur. Au premier des biens, au seul bien. Le courage d’entrer pour cet homme dans le royaume d’une incurable inquiétude. Et d’une amertume qui ne se guérira jamais. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 26-27.

Ce passage révèle la totalité de ce qui est en jeu dans l’engagement moral authentique : non seulement la réputation sociale, mais aussi la paix intérieure, les relations familiales, les amitiés les plus profondes, la sécurité économique et la tranquillité du cœur. L’héroïsme moral consiste à accepter de perdre tout cela plutôt que de trahir sa conscience.

Ce courage moral, c’est le courage de tous les prophètes de Dieu qui ont dû se lever seul face à leur peuple pour dire une vérité qui allait leur coûter la vie. Le prophète Abraham, par exemple, a dû se lever face à sa famille et à sa tribu pour s’arracher du conformisme social aveugle et défendre la vérité. Le Coran rapporte son dialogue avec son père :

« Et rappelle l’histoire d’Abraham, telle qu’elle se trouve dans le Livre. C’était un homme véridique et un prophète.

Il a dit à son père : ‘‘Cher père ! Pourquoi adores-tu ce qui n’entend pas, ne voit pas, et ne t’est d’aucune utilité ?

Cher père ! J’ai reçu une part de science que tu n’as pas reçu. Suis-moi : je te guiderai sur une voie droite.

Cher père ! N’adore pas Satan ! En vrai, Satan le démon est révolté contre le Miséricordieux.

Cher père ! Je crains qu’un châtiment du Miséricordieux ne t’afflige et que tu ne deviennes un allié de Satan.’’

Il dit : ‘‘Ô Ibrāhīm [Abraham], serais-tu hostile à mes divinités ? Si tu ne cesses pas, je te lapiderai. Eloigne-toi de moi pour un temps.’’

Ibrāhīm [Abraham] dit : ‘‘Paix sur toi ! Je demanderai pardon pour toi à mon Seigneur. Il est bienveillant envers moi.

Je m’éloigne de vous et de ce que vous implorez en dehors de Dieu. Moi, j’implore mon Seigneur ; peut-être ne serai-je pas déçu dans l’invocation que j’adresse à mon Seigneur !’’» Coran 19 : 41-48.

وَ اذْكُرْ فىِ الْكِتَابِ إِبْرَاهِيمَ إِنَّهُ كاَنَ صِدِّيقًا نَّبِيًّا. إِذْ قَالَ لِأَبِيهِ يَأَبَتِ لِمَ تَعْبُدُ مَا لَا يَسْمَعُ وَ لَا يُبْصِرُ وَ لَا يُغْنىِ عَنكَ شَيًْا. يَأَبَتِ إِنىّ‏ِ قَدْ جَاءَنىِ مِنَ الْعِلْمِ مَا لَمْ يَأْتِكَ فَاتَّبِعْنىِ أَهْدِكَ صِرَاطًا سَوِيًّا. يَأَبَتِ لَا تَعْبُدِ الشَّيْطَانَ إِنَّ الشَّيْطَانَ كاَنَ لِلرَّحْمَانِ عَصِيًّا. يَأَبَتِ إِنىّ‏ِ أَخَافُ أَن يَمَسَّكَ عَذَابٌ مِّنَ الرَّحْمَانِ فَتَكُونَ لِلشَّيْطَنِ وَلِيًّا

قَالَ أَرَاغِبٌ أَنتَ عَنْ ءَالِهَتِى يَـٰٓإِبْرَ‌ٰهِيمُ ۖ لَئِن لَّمْ تَنتَهِ لَأَرْجُمَنَّكَ ۖ وَٱهْجُرْنِى مَلِيًّۭا

قَالَ سَلَـٰمٌ عَلَيْكَ ۖ سَأَسْتَغْفِرُ لَكَ رَبِّىٓ ۖ إِنَّهُۥ كَانَ بِى حَفِيًّۭا

وَأَعْتَزِلُكُمْ وَمَا تَدْعُونَ مِن دُونِ ٱللَّهِ وَأَدْعُوا۟ رَبِّى عَسَىٰٓ أَلَّآ أَكُونَ بِدُعَآءِ رَبِّى شَقِيًّۭا

Cette confrontation d’Abraham avec son propre père illustre le prix du courage moral : il exige parfois de rompre avec ceux que nous aimons le plus lorsqu’ils sont dans l’erreur. Mais ce courage n’est pas l’expression de l’irrespect, de la déloyauté ou de la violence sauvage. Le prophète Abraham agit avec noblesse, même dans cette situation dramatique de divergence d’avec sa famille et toute la société. Le Coran valorise particulièrement ce courage de témoigner de la vérité même face à l’adversité la plus dure :

« Ceux qui transmettent le message de Dieu [la vérité et la sagesse révélées], qui Le craignent et ne craignent nul autre que Dieu. Dieu suffit pour demander des comptes. » Coran 33 : 39.

ٱلَّذِينَ يُبَلِّغُونَ رِسَـٰلَـٰتِ ٱللَّهِ وَيَخْشَوْنَهُۥ وَلَا يَخْشَوْنَ أَحَدًا إِلَّا ٱللَّهَ ۗ وَكَفَىٰ بِٱللَّهِ حَسِيبًۭا

De la cohérence morale comme mode de vie

Péguy ne se contente pas d’avoir été courageux une fois, dans l’affaire Dreyfus. Il insiste sur la nécessité de maintenir cette attitude toute sa vie. Le courage ponctuel ne suffit pas ; il faut en faire un mode de vie, une fidélité constante à ses principes. Il met en garde contre « l’amnistie morale » que l’on s’accorde à soi-même après un acte de courage :

« Il ne suffit pas, pour être demeuré dreyfusard, d’avoir gardé dans l’affaire même et dans ses conséquences, en face de l’amnistie, une attitude exactement dreyfusiste. Il faut avoir étendu à toutes les opérations de la vie, à toutes les actions, si ce n’était déjà fait avant l’affaire, les méthodes qui dans l’affaire Dreyfus reçurent leur application éminente. Garder dans l’affaire et dans les conséquences étroites de l’affaire une attitude effigielle et pour tout le reste conduire sa vie exactement comme s’il n’y avait jamais eu d’affaire, comme si l’on n’avait jamais reçu les enseignements de l’affaire, à parler proprement, c’est ne pas être demeuré dreyfusard. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 27-28.

Cette exigence de constance dans l’effort de cohérence morale trouve un écho direct dans l’enseignement coranique. Le Coran interpelle l’être humain pour lui faire prendre conscience de la nécessité de s’arracher à l’inconsistance :

« Ô vous qui avez adhéré à la voie de Dieu, pourquoi dites-vous ce que vous ne faites pas ? C’est une grande abomination auprès de Dieu que de dire ce que vous ne faites pas. » Coran 61 : 2-3.

يَـٰٓأَيُّهَا ٱلَّذِينَ ءَامَنُوا۟ لِمَ تَقُولُونَ مَا لَا تَفْعَلُونَ

كَبُرَ مَقْتًا عِندَ ٱللَّهِ أَن تَقُولُوا۟ مَا لَا تَفْعَلُونَ

Cette cohérence entre paroles et actes, cette fidélité constante aux principes moraux, est au cœur de ce que le Coran appelle « la droiture » (al-istiqāmah). La droiture ne consiste pas à être parfait, mais à être constant dans son effort pour rester fidèle à la vérité et à la justice, dans toutes les circonstances de la vie :

« Agis avec droiture, comme il t’a été ordonné, ainsi qu’à ceux qui, avec toi, se sont repentis ! Et ne transgressez pas. Il observe parfaitement ce que vous faites. » Coran 11 : 112.

فَٱسْتَقِمْ كَمَآ أُمِرْتَ وَمَن تَابَ مَعَكَ وَلَا تَطْغَوْا۟ ۚ إِنَّهُۥ بِمَا تَعْمَلُونَ بَصِيرٌۭ

La banalité du mal et la médiocrité universelle

Péguy observe avec lucidité un phénomène qu’Hannah Arendt appelle « la banalité du mal ». Il constate que la majorité des personnes, y compris les intellectuels, les artistes, les politiciens et même les croyants, préfèrent le confort du conformisme à l’inconfort de la vérité. Ils ont en commun une même paresse morale, une même lâcheté ordinaire qui leur fait préférer la tranquillité à la vérité et à justice.

Cette critique s’intensifie lorsque Péguy observe ce qui se passe dans les moments de prospérité, lorsque s’ouvre ce qu’il appelle « la ruée vers l’or ». Dans ces périodes où les opportunités de carrière, de richesse et de pouvoir se multiplient, toutes les références morales sont soudainement mises de côté. Les grands principes, les belles valeurs qui étaient proclamées dans l’adversité sont oubliés dès que l’intérêt personnel entre en jeu :

« Sous la soudaine poussée des plus bas intérêts économiques locaux, rien n’exista plus. On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau. Il n’y avait plus ni socialistes révolutionnaires, ni socialistes, ni radicaux de gouvernement, ni anticléricaux, ni gauche radicale, ni progressistes, ni mélinites, ni réactionnaires, ni nationalistes, ni cléricaux, ni conservateurs, ni monarchistes, royalistes, bonapartistes, orléanistes ou légitimistes (…). » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 43.

En effet, lorsqu’arrive la phase de la ruée vers l’or – au lendemain d’une révolution ou d’une guerre, au lendemain des jours difficiles, lorsque tout d’un coup la société découvre de nouveaux réservoirs de richesses, où l’élite d’une société se lance dans une compétition vers le pouvoir, la gloire ou la richesse ostentatoire – les valeurs affichées, les références morales, religieuses et intellectuelles affichées sont enterrées dans la conscience personnelle et désactivées. La conscience reste éveillée uniquement pour connaître les résultats de la course, les avancements de carrière des uns comparativement aux exploits financiers ou encore les pics de réputation des autres. Nous avons alors à faire à une élite domestiquée, qui a appris à se taire et à critiquer uniquement pour légitimer l’ordre et les vérités établis, pour en tirer quelque bénéfice personnel, familial ou social.

Le Coran décrit précisément ce type de personnes qui « désactivent » leurs principes dès que leur intérêt personnel est en jeu. Ces personnes ne sont pas dans le rejet frontal de Dieu, mais l’adhésion à la voie Dieu est tiède, dont la certitude en Dieu n’a jamais vraiment pénétré leur cœur et transformé leur comportement :

« Parmi les gens, il en est qui adorent Dieu sans conviction, de manière marginale : si un bien les touche, ils s’en réjouissent, mais si une épreuve les atteint, ils font volte-face, perdant ainsi la vie présente et la vie dernière. Voilà la perte évidente ! » Coran 22 : 11.

وَمِنَ ٱلنَّاسِ مَن يَعْبُدُ ٱللَّهَ عَلَىٰ حَرْفٍۢ ۖ فَإِنْ أَصَابَهُۥ خَيْرٌ ٱطْمَأَنَّ بِهِۦ ۖ وَإِنْ أَصَابَتْهُ فِتْنَةٌ ٱنقَلَبَ عَلَىٰ وَجْهِهِۦ خَسِرَ ٱلدُّنْيَا وَٱلْءَاخِرَةَ ۚ ذَ‌ٰلِكَ هُوَ ٱلْخُسْرَانُ ٱلْمُبِينُ

En effet, on peut voir beaucoup adhérer à une morale sans engagement, qui est appliquée uniquement quand tout va bien, mais qui est aussitôt oubliée face à l’épreuve de vérité. Mais Péguy observe que c’est précisément au milieu de cette chute généralisée qu’émergent des individus ordinaires qui se révèlent comme des héros, qui choisissent de servir le bien commun plutôt que leurs intérêts personnels.

III. Comment former des personnes dignes dans un monde indigne ?

Que peuvent nous apprendre nos grandes écoles ?

Péguy porte un regard critique sévère sur l’éducation de l’élite française. Il constate que les grandes écoles, censées former les meilleurs, ont en réalité formé des « fonctionnaires » et des « cadres » qui renforcent l’ordre établi plutôt que des personnes capables de résister à l’injustice. Ces institutions produisent des individus brillants sur le plan technique, mais moralement médiocres, incapables de courage face à la pression sociale. Les grandes universités et écoles ont rarement produit des figures capables de fournir à la société française un héros, un homme ou une femme digne, qui face à une affaire Dreyfus, a assez de courage moral pour se reconnaître à lui-même qu’il voit bien ce qu’il voit et qu’il ose dire publiquement ce qu’il sait. Les « héros » des grandes universités ou écoles, ce sont des hommes et des femmes qui se soumettent aux règles du jeu établi : ne jamais faire de vague, être « neutre », ne jamais prendre une position qui menacerait sa carrière, être agile pour pouvoir changer de camp selon le rapport de forces du moment.

Le Coran nous rappelle la finalité et la valeur du savoir (al-ʿilm) que l’on acquiert. Le savoir n’a pas de valeur pour lui-même. Il a de la valeur s’il est un moyen pour une fin plus grande : cultiver la connaissance de la vérité pour la traduire en une transformation personnelle et sociale, au service du bien et de la justice. Un savoir qui ne transforme pas la personne ou la société moralement n’a aucune valeur :

« Ceux qui ont été chargés de la Torah mais qui ne l’ont pas appliquée sont pareils à un âne chargé de livres, qui n’en tire aucun profit. C’est là le mauvais exemple de ceux qui traitent de mensonges les signes de Dieu. Mais Dieu ne guide pas les gens injustes. » Coran 62 : 5.

مَثَلُ الَّذِينَ حُمِّلُوا التَّوْرَاةَ ثُمَّ لَمْ يَحْمِلُوهَا كَمَثَلِ الْحِمَارِ يَحْمِلُ أَسْفَارًا ۚ بِئْسَ مَثَلُ الْقَوْمِ الَّذِينَ كَذَّبُوا بِآيَاتِ اللَّهِ ۚ وَاللَّهُ لَا يَهْدِي الْقَوْمَ الظَّالِمِينَ

Cette image de l’âne portant des livres illustre parfaitement la stérilité du savoir qui ne se traduit pas en sagesse pratique, en action morale et politique. Les grandes écoles forment souvent des « ânes chargés de livres », des personnes érudites mais moralement aveugles, lâches ou indifférentes au mal qui fait sa loi dans la société.

D’où viennent les vrais héros ?

Les véritables héros moraux ne peuvent pas venir des grandes universités ou écoles, des partis politiques, des médiats ou des entreprises, car ils participent au conformisme et à l’intoxication collective. Ils ne viennent pas « du dedans » ou du moins, de personnes qui sont totalement « du dedans ».

Les prophètes eux-mêmes ont souvent éduqués « du dedans » mais aussi en dehors des centres de pouvoir corrompu. Par exemple, Moïse (paix sur lui) a été élevé à la cour de Pharaon mais préservé de sa corruption par sa mère et sa sœur. Le prophète Muhammad a grandi orphelin, élevé par son grand-père puis son oncle, loin des intrigues politiques de La Mecque.

Les véritables héros moraux ne se contentent pas de « porter les livres » de leur époque, en se conformant aux croyances, à la culture et à l’ordre politique établi, sans réfléchir de façon critique, sans rechercher la vérité et la justice plus que le confort, et plus que le conformisme social.

Le sens du réel contre l’esprit scolaire

Il y a une distinction fondamentale entre ceux qui sont confrontés à la réalité concrète et ceux qui vivent dans l’abstraction. Le paysan, par exemple, ne peut pas se permettre d’ignorer la réalité, car celle-ci réagit immédiatement et violemment lorsque le geste juste manque. La terre ne ment pas, elle ne tolère pas l’erreur. En revanche, l’universitaire ou l’homme politique peut se tromper de théories, d’explications, de préconisations, sans que cela ne remette en cause sa carrière. Les erreurs intellectuelles et politiques ne tuent pas ceux qui les commettent :

« Nous qui sommes affrontés à la dure réalité de la vie, à la rude réalité de l’action, nous sommes ainsi contraints, quand telle ne serait pas notre intention première, à classer nos idées, pour classer nos intentions. Mais dans l’enseignement les idées les plus contradictoires, les plus inconciliables peuvent juxtaexister. Les élèves sont beaucoup plus accommodants que la vie. De là sans doute le perpétuel émoussement des universitaires.

(…) Le métier universitaire en cela ressemble au métier politique. Dans la politique aussi les idées les plus inconciliables peuvent juxtaexister. Comme les élèves, les électeurs, pourvu qu’on les flatte, sont beaucoup plus accommodants que la vie. C’est une raison pour quoi les députés tiennent, sans danger pour eux, le langage le plus incohérent. C’est une raison pour quoi ils nous servent, aux veilles d’élections, ces bafouillages immensément énormes. Si nos actes parlaient à la réalité le langage que les députés parlent à leurs électeurs, nous aurions les reins cassés en moins d’une législature. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 35-36.

Cette critique du savoir abstrait, du savoir qui n’engage à rien, du savoir pour faire plaisir au lieu de servir le bien commun, trouve un écho dans l’invitation que nous fait le Coran de joindre l’action à la conviction, l’action collective à l’amour de la vérité, la solidarité au service de la vérité et du bien à la patience face à la difficulté :

« Par le Temps ! Vraiment, l’être humain court à sa perte. Sauf ceux qui sont engagés sur la voie de Dieu, qui agissent au service du bien, qui s’encouragent mutuellement à la vérité et s’encouragent mutuellement à l’endurance. » Coran 103 : 1-3.

وَالْعَصْرِ

إِنَّ الْإِنسَانَ لَفِي خُسْرٍ

إِلَّا الَّذِينَ آمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ وَتَوَاصَوْا بِالْحَقِّ وَتَوَاصَوْا بِالصَّبْر

Cette courte sourate résume l’essence de la sagesse coranique : la véritable réussite vient de la certitude en Dieu qui se concrétise à travers l’engagement mutuel dans la vérité et la patience. Le savoir qui ne se traduit pas en engagement au service de la vérité et du bien est alors stérile.

IV. Comment peut-on vivre ses valeurs sans compromis ?

Pourquoi défendre des valeurs nous met-il en conflit avec le monde ?

Péguy formule une vérité dérangeante : derrière la recherche de la paix se cachent souvent les plus grandes démissions morales. Dire le vrai, le bien et le beau, c’est toujours rencontrer l’adversité et troubler l’ordre établi. Car toute valeur que l’on défend est par définition « une déclaration de guerre » contre tout ce qui s’y oppose. Défendre la solidarité, c’est déclarer la guerre à l’individualisme. Défendre la liberté, c’est déclarer la guerre à toutes les formes de domination et de totalitarisme :

« Quelle folie, que de vouloir lier à la Déclaration des droits de l’homme à une Déclaration de paix. Comme si une Déclaration de justice n’était pas en elle-même et instantanément une Déclaration de guerre. Il n’y a qu’une dame dans le monde qui ait fait faire plus de guerres que l’injustice : et c’est la justice.

Comme s’il ne suffisait pas de parler de la justice, pour qu’aussitôt tout se trouble.

Quelle imbécilité. Quelle niaiserie. Comme si un seul point de droit, comme si un seul point de revendication pouvait apparaître dans le monde et ne point devenir aussitôt un point de trouble et un point d’origine de guerre. Comme si tout point de justice, tout point de revendication de droit n’était point en lui-même et instantanément un point de rupture d’équilibre.

‘‘Je ne suis point venu apporter la paix mais la guerre’’ (Mathieu, X, 34).

(…) Avec la Déclaration des droits de l’homme, on fera la guerre tout le temps, toute la vie (…). » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 53-54.

En ce sens, le prophète Jésus n’est pas « venu apporter la paix mais la guerre. » Cette affirmation, loin d’être un appel à la violence physique, signifie que la vérité et la justice créent nécessairement des conflits avec l’ordre établi quand celui-ci repose sur le mensonge et l’injustice. En effet, Jésus, même s’il a été le prophète de l’amour, a dû faire à l’injustice et à la violence de l’ordre établi, jusqu’à la fin de sa vie.

De la même manière, le Coran ne promet pas le Paradis sur terre, la paix facile ici et maintenant. Il rappelle à toute personne qui reconnaît la réalité de Dieu et qui s’engage à vivre en conséquence, que sa vie sera une série d’épreuves de vérité :

« Est-ce que les gens pensent qu’on les laissera dire : ‘‘Nous avons la certitude en Dieu’’ sans les mettre à l’épreuve ? Déjà Nous avons mis à l’épreuve ceux qui les ont précédés. Dieu connaît parfaitement ceux qui disent la vérité et Il connaît parfaitement les menteurs. » Coran 29 : 2-3.

أَحَسِبَ ٱلنَّاسُ أَن يُتْرَكُوٓا۟ أَن يَقُولُوٓا۟ ءَامَنَّا وَهُمْ لَا يُفْتَنُونَ

وَلَقَدْ فَتَنَّا ٱلَّذِينَ مِن قَبْلِهِمْ ۖ فَلَيَعْلَمَنَّ ٱللَّهُ ٱلَّذِينَ صَدَقُوا۟ وَلَيَعْلَمَنَّ ٱلْكَـٰذِبِينَ

L’épreuve n’est pas un accident dans la vie de celui qui reconnaît la réalité de Dieu : c’est une nécessité. Elle révèle ceux qui sont sincères dans leur engagement et ceux qui ne le sont pas. Le Coran et Péguy partagent cette vision lucide : l’engagement véritable pour la vérité et la justice exige d’accepter l’épreuve, le conflit et l’adversité.

Que vaut la paix fondée sur l’injustice ?

Péguy rejette catégoriquement l’idée d’une « paix à tout prix ». Pour lui, une paix fondée sur l’injustice ne mérite pas le nom de paix. Il vaut mieux une guerre pour la justice qu’une paix dans l’injustice :

« L’idée d’une paix à tout prix (…), l’idée centrale du pacifisme (…), c’est que la paix est un absolu (…) à ce point que mieux vaut une paix dans l’injustice qu’une guerre pour la justice. C’est diamétralement le contraire du système des Droits de l’homme où mieux vaut d’une guerre pour la justice qu’une paix dans l’injustice. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 54.

« Dans le système Droits de l’homme (et je n’ai pas besoin de le dire dans le système chrétien), un ordre fondé sur l’iniquité n’est pas un ordre ; une paix fondée sur l’iniquité n’est pas une paix. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 55.

Cette position rejoint parfaitement la sagesse révélée. Le Coran ne valorise jamais une paix qui serait une forme de validation de l’injustice. Au contraire, il ordonne de résister à l’oppression, y compris par la force si nécessaire :

« Et qu’avez-vous à ne pas combattre dans la voie de Dieu pour défendre les opprimés, hommes, femmes et enfants dont les cris ne cessent de retentir : ‘‘Seigneur ! Délivre-nous de cette cité dont les gens sont injustes ! Envoie-nous de Ta part un allié et désigne-nous un défenseur !’’ ? » Coran 4 : 75.

وَمَا لَكُمْ لَا تُقَاتِلُونَ فِي سَبِيلِ اللَّهِ وَالْمُسْتَضْعَفِينَ مِنَ الرِّجَالِ وَالنِّسَاءِ وَالْوِلْدَانِ الَّذِينَ يَقُولُونَ رَبَّنَا أَخْرِجْنَا مِنْ هَٰذِهِ الْقَرْيَةِ الظَّالِمِ أَهْلُهَا وَاجْعَل لَّنَا مِن لَّدُنكَ وَلِيًّا وَاجْعَل لَّنَا مِن لَّدُنكَ نَصِيرًا

Ainsi reconnaître la réalité de Dieu l’Unique (Tawḥīd), c’est s’engager à penser, à agir et à vivre en conséquence. Face à l’oppression qui vend « la paix » en échange de l’acceptation de l’injustice et du mensonge, reconnaître la réalité de Dieu l’Unique implique de refuser cet ordre et cette contrefaçon de la paix. La vraie paix, la paix digne de ce nom, ne peut être établie que sur la justice.

Comment rester libre dans un monde de soumission volontaire ?

Péguy identifie un danger subtil : la recherche de la tranquillité comme principe d’asservissement. Celui qui place sa tranquillité au-dessus de tout acceptera tous les compromis, toutes les lâchetés, pour ne pas être dérangé. Cette tranquillité est en fait la cause même et la justification même de la servitude :

« Avoir la paix, le grand mot de toutes les lâchetés civiques et intellectuelles. Tant que le présent est présent, tant que la vie est vivante, tant que la liberté est libre elle est bien embêtante, elle fait la guerre.

« (…) cette tranquillité, qui est le dernier objet des intellectuels, et à qui vont tous les vœux des modernes, est essentiellement principe de servitude. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 83.

Cette critique de la quête de tranquillité résonne avec le concept coranique d’épreuve et de responsabilité. Le Coran ne promet jamais une vie facile aux croyants. Au contraire, il les prévient que la foi implique nécessairement des sacrifices, des difficultés, et des combats :

« Pensez-vous entrer au Paradis alors que vous n’avez pas encore subi d’épreuves semblables à celles qu’ont subies ceux qui ont vécu avant vous ? Misère et maladie les avaient touchés. Et ils ont été secoués jusqu’à ce que le messager, et avec lui, ceux qui avaient adhéré à la voie de Dieu, se soient écriés : ‘‘Quand viendra le secours de Dieu ?’’ Quoi ! Le secours de Dieu est sûrement proche. » Coran 2 : 214.

أَمْ حَسِبْتُمْ أَن تَدْخُلُوا الْجَنَّةَ وَلَمَّا يَأْتِكُم مَّثَلُ الَّذِينَ خَلَوْا مِن قَبْلِكُم ۖ مَّسَّتْهُمُ الْبَأْسَاءُ وَالضَّرَّاءُ وَزُلْزِلُوا حَتَّىٰ يَقُولَ الرَّسُولُ وَالَّذِينَ آمَنُوا مَعَهُ مَتَىٰ نَصْرُ اللَّهِ ۗ أَلَا إِنَّ نَصْرَ اللَّهِ قَرِيبٌ

Ainsi, la vraie liberté n’est pas la tranquillité mais la capacité de rester fidèle à ses principes malgré l’adversité. C’est cette liberté intérieure, cette indépendance vis-à-vis de la pression sociale et de la peur, qui distingue l’homme libre de l’esclave volontaire.

V. Comment l’engagement familial nous responsabilise-t-il vraiment ?

En quoi la famille nous engage-t-elle dans l’histoire ?

Quand la société est affectée par une intoxication collective, comme ici, l’obsession raciste anti-juifs qui pousse au crime, le courage moral ne doit pas se vivre seul. On ne doit pas être courageux tout seul : le courage, ça se transmet. Et la première responsabilité individuelle, c’est de transmettre l’amour de la vérité et du bien au sein de sa famille. En ce sens, Péguy médite sur la responsabilité unique du père de famille. Contrairement à l’intellectuel ou à l’homme politique qui ne risquent que leur réputation, le père de famille est engagé « de tous ses membres » dans le monde. Il ne souffre pas seulement pour lui-même, mais pour d’autres :

« Tout est contre le chef de famille, contre le père de famille ; et par suite contre la famille elle-même, contre la vie de famille. Lui seul est littéralement engagé dans le monde, dans le siècle. (…) Car les autres, au maximum, n’y sont engagés que de la tête, ce qui n’est rien. Lui au contraire y est engagé de tous ses membres. (…) Les autres ne souffrent qu’eux-mêmes (…). Lui seul souffre d’autres. (…). Il en fait souffrir d’autres, il est responsable. Lui seul a des otages, la femme, l’enfant, la maladie et la mort peuvent frapper dans tous ses membres. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 86.

De la même manière, le Coran rappelle que la famille est le lieu d’un engagement total dans l’histoire : c’est là que se joue le Paradis et l’Enfer dans la vie future. La famille n’est donc pas simplement un refuge privé, un havre de paix et un lieu d’amour et de plaisir : c’est là où a lieu la première mise à l’épreuve de sa fidélité à la vérité et au bien ; c’est le lieu de formation morale et spirituelle, et de responsabilité devant Dieu :

« Ô vous qui avez adhéré à la voie de Dieu, préservez vos propres personnes et vos familles d’un feu dont le combustible sera les gens et les pierres. » Coran 66 : 6.

يَـٰٓأَيُّهَا ٱلَّذِينَ ءَامَنُوا۟ قُوٓا۟ أَنفُسَكُمْ وَأَهْلِيكُمْ نَارًۭا وَقُودُهَا ٱلنَّاسُ وَٱلْحِجَارَةُ عَلَيْهَا مَلَـٰٓئِكَةٌ غِلَاظٌۭ شِدَادٌۭ لَّا يَعْصُونَ ٱللَّهَ مَآ أَمَرَهُمْ وَيَفْعَلُونَ مَا يُؤْمَرُونَ

Cette responsabilité familiale n’est pas un fardeau mais une forme d’engagement moral supérieur, car elle exige un dévouement concret, quotidien, sans gloire publique. Le père de famille est engagé dans le présent, mais par sa descendance, il est aussi engagé dans l’avenir de la société, dans le devenir de la civilisation. Il « joue sa race ». En ce sens, la vie de famille est la vie la plus engagée dans le siècle, la plus responsabilisante :

« Qu’importe aux autres les guerres et les révolutions, les guerres civiles et les guerres étrangères, l’avenir d’une société, l’évènement de la cité, la déchéance de tout un peuple. Ils n’y risquent jamais que la tête. (…) Lui au contraire il n’est pas seulement engagé de toutes parts dans la cité présente. Par cette famille, par sa race, par sa descendance, par ses enfants il est engagé de toutes parts dans la cité future, dans le développement ultérieur (…). Il joue la race, il joue le peuple, il joue la société, il met la société. (…) Tel est son enjeu. Les autres se faufilent toujours. » Charles Péguy, Une éthique sans compromis, p. 87-90.

La famille est lieu où chacun peut « investir » dans l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi les enfants sont une responsabilité sacrée, sont un dépôt (amānah) confié par Dieu. Les parents ne sont pas propriétaires de leurs enfants, mais gardiens et éducateurs responsables devant Dieu de leur formation morale et spirituelle.

Le prophète Muhammad, paix et bénédictions sur lui, a insisté sur la responsabilité des parents et de chacun, à prendre soin de chacun, à veiller à la bonne direction collective et au bien commun :

« Chacun d’entre vous est un berger et chacun d’entre vous sera interrogé concernant son troupeau. Le dirigeant est un berger, l’homme est un berger pour les gens de sa maison, la femme est une bergère pour la maison de son époux et pour ses enfants. Ainsi chacun d’entre vous est un berger et chacun d’entre vous sera interrogé concernant son troupeau. » Ḥadīth rapporté dans Ṣaḥīḥ al-Bukhārī, ḥadīth n°5200 et par Muslim dans son Ṣaḥīḥ n°1829.

Conclusion : Péguy, un témoin pour notre temps ?

Charles Péguy reste une figure éminemment actuelle. Dans un monde où la médiocrité morale est élevée au rang de sagesse, où le conformisme est présenté comme rationalité, et où l’opportunisme est déguisé en pragmatisme, Péguy nous rappelle qu’il existe une autre voie : celle de l’intégrité radicale, du refus du compromis, de la fidélité absolue à la vérité et à la justice.

Sa distinction entre « mystique » et « politique » résonne avec la distinction coranique entre l’engagement sincère sur la voie de Dieu et l’hypocrisie. Son insistance sur la cohérence morale totale correspond à l’enseignement coranique sur la nécessité d’incarner ses valeurs dans tous les aspects de la vie. Sa valorisation de l’expérience concrète contre l’abstraction intellectuelle fait écho à l’insistance coranique sur la transformation personnelle et la transformation sociale, au service de plus de justice.

Au final, le Coran nous pose une question essentielle, qui traverse les siècles et les traditions spirituelles : sommes-nous prêts à payer le prix de la fidélité à la vérité et au bien ? Sommes-nous capables de « voir ce que nous voyons et de dire ce que nous savons », même lorsque cela nous coûte notre confort, notre carrière, nos amitiés et notre tranquillité ? Cette question, Péguy l’a posée à la France de son temps. Le Coran la pose à chaque être humain, à chaque époque :

« Il y a, parmi ceux qui sont engagés sur la voie de Dieu, des gens qui sont restés fidèles au pacte qu’ils avaient conclu avec Dieu. Certains d’entre eux ont déjà atteint le terme de leur vie ; et d’autres attendent leur tour. Mais ils n’ont jamais rien changé à leur comportement. » Coran 33 : 23.

مِّنَ ٱلْمُؤْمِنِينَ رِجَالٌۭ صَدَقُوا۟ مَا عَـٰهَدُوا۟ ٱللَّهَ عَلَيْهِ ۖ فَمِنْهُم مَّن قَضَىٰ نَحْبَهُۥ وَمِنْهُم مَّن يَنتَظِرُ ۖ وَمَا بَدَّلُوا۟ تَبْدِيلًۭا

La fidélité au pacte passé avec Dieu, c’est la constance dans la vérité et le bien, le refus de changer pour s’adapter aux pressions du monde : voilà ce que Péguy et le Coran nous appellent à vivre. Dans un monde où tout pousse à la médiocrité morale et au compromis, ce message n’a jamais été aussi nécessaire.

Bibliographie

Péguy, Charles. Une éthique sans compromis. Édition Pocket, 2011.

Le Coran. Traduction française.

Ṣaḥīḥ al-Bukhārī. Recueil de ḥadīths authentiques.