Regard coranique sur Hannah Arendt


Le Coran offre à chacun une voie pour réformer sa vision du monde, de Dieu, de soi-même, de l’Autre et de la nature. Il a vocation à libérer la famille humaine de l’obscurantisme pour l’ouvrir sur la sagesse universelle.

Cet article fait partie d’une série intitulée Regard coranique sur quelques penseurs occidentaux. Elle s’efforce d’initier le lecteur à une vision coranique sur quelques penseurs occidentaux.

Hannah Arendt est une intellectuelle du 20e siècle, une politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine. Dans son œuvre, ce qui va nous intéresser particulièrement, c’est sa réflexion sur les causes du mal, le sens de la justice, l’esprit critique et le sens de la responsabilité. 

Quel regard coranique peut-on donc poser sur sa réflexion ? En quoi le Coran permet-il d’évaluer la part de Vrai, de Bien et de Juste que l’on peut dégager du travail d’Hannah Arendt ? C’est ce que nous proposons d’approfondir à travers ces questions…

  • Suffit-il de lutter contre l’ignorance pour réduire le mal sur terre ?
  • Suffit-il d’avoir des valeurs pour éviter le pire ? 
  • Peut-on penser sans déboulonner les idoles de son époque ?
  • Peut-on résister au désordre du monde sans exercer son esprit critique ?
  • Doit-on défendre les siens, même lorsqu’ils ont tort ?
  • La haine de l’ennemi peut-elle tout justifier ? 
  • De quoi est-on responsable ?

Suffit-il de lutter contre l’ignorance pour réduire le mal sur terre ?

Le Coran nous apprend que l’une des plus grandes sources de mal et d’injustice sur terre, ce n’est pas simplement l’ignorance ou le fait de manquer de connaissance. C’est plutôt la mauvaise foi al-kufr – c’est-à-dire le fait de faire comme si, de fermer les yeux alors qu’on sait, de masquer la réalité et la vérité alors qu’on la connaît. Ou encore, la mauvaise foi peut se manifester sous la forme du refus de faire l’effort de réflexion nécessaire pour connaître une vérité importante, car on préfère faire comme si on ne pouvait pas la connaître. Elle peut aussi se manifester sous la forme d’un conformisme aveugle à la majorité, à l’époque, à la loi, aux dirigeants…, qu’ils soient justes ou injustes, et par le refus d’exercer son jugement individuel. Le conformisme aveugle entraîne les gens à banaliser le mal, à participer à l’injustice dans le monde. 

Car ne pas réfléchir, ne pas exercer son esprit critique, c’est risquer de participer au mal sans s’en rendre compte, c’est courir vers le mal et c’est encourir l’enfer, comme en prennent conscience ces hommes qui, le jour du Jugement, regrettent de ne pas avoir répondu à l’invitation des prophètes à exercer leur raison :


« Ils ont dit : ‘Si nous avions écouté ou raisonné, nous ne serions pas parmi les gens de la Fournaise’».

Coran 67 : 10
وَقَالُوا لَوْ كُنَّا نَسْمَعُ أَوْ نَعْقِلُ مَا كُنَّا فِي أَصْحَابِ السَّعِيرِ

Vivre comme si on était incapable de comprendre le monde et d’agir selon la justice et la sagesse, c’est l’attitude d’un grand nombre d’êtres humains sur terre. C’est précisément cette attitude de mauvaise foi qui pousse à ne pas utiliser ses capacités à comprendre le monde, qui fait mériter l’enfer :


« Aussi nous faisons demeurer en Enfer un grand nombre de jinns et d’êtres humains. Ils ont des cœurs mais ne comprennent pas. Ils ont des yeux mais ne voient pas. Ils ont des oreilles mais n’entendent pas. Ceux-là sont comme les bestiaux, et même plus égarés encore. Tels sont les insouciants ».

Coran 7 : 179
وَلَقَدْ ذَرَأْنَا لِجَهَنَّمَ كَثِيرًا مِّنَ الْجِنِّ وَالْإِنسِ ۖ لَهُمْ قُلُوبٌ لَّا يَفْقَهُونَ بِهَا وَلَهُمْ أَعْيُنٌ لَّا يُبْصِرُونَ بِهَا وَلَهُمْ آذَانٌ لَّا يَسْمَعُونَ بِهَا ۚ أُولَٰئِكَ كَالْأَنْعَامِ بَلْ هُمْ أَضَلُّ ۚ أُولَٰئِكَ هُمُ الْغَافِلُونَ

De son côté, Hannah Arendt analyse également que le mal ne se réduit pas à l’ignorance. Ce n’est pas seulement parce qu’on ne sait pas qu’on fait un mal et qu’on participe à une injustice collective. Le mal ordinaire ne se réduit pas par plus de connaissances. 

Par exemple, ce ne sont pas seulement les personnes ordinaires qui, par manque d’éducation et de culture, ont participé au mal nazi. Ce sont surtout les élites politiques, intellectuelles, artistiques et religieuses européennes, les élites hautement civilisées, formées par la culture et par la philosophie des Lumières. Ces élites n’ont pas manqué de culture : elles ont fauté car elles ont démissionné de leur responsabilité de réfléchir sur ce qui se passait, sur le sens et les conséquences de ce qui se passait à l’échelle collective. Elles ont fauté car elles n’ont pas cherché à participer au Bien commun et à la justice par l’exercice de leur jugement critique. 

D’ailleurs, les élites sont souvent les plus conformistes, les plus passives face à l’injustice car elles sont dans une logique de quête de confort ou de bien-être personnel, de placement, de course à la richesse et au pouvoir, indépendamment des impacts sur les autres. 

Les élites religieuses elles-mêmes sont souvent instrumentalisées ou aspirent à être des instruments « neutres » d’un pouvoir qui leur promet la carotte ou qui les menace du bâton. 

« La société internationale des gens connus »1, c’est-à-dire les stars domestiquées et imposées par l’ordre mondial, a largement détruit les conditions de développement de l’esprit critique et d’un débat public éclairé. 

Face à l’injustice, que l’on soit religieux ou philosophe, politique ou artiste, athée ou croyant, membre de l’élite ou des gens ordinaires : personne ne doit rester « neutre ». Chacun a la responsabilité d’exercer sa raison critique et de tenter de trouver les moyens efficaces et sages de stopper l’injustice.

Suffit-il d’avoir des valeurs pour éviter le pire ? 

Beaucoup font des valeurs un signe ostentatoire de valeur sociale. Or le rôle d’une valeur, ce n’est pas de se valoriser mais d’exiger quelque chose de bon ou de meilleur. Adhérer à une valeur, ce n’est pas mettre l’habit socialement valorisant du moine ou du laïc, du religieux ou de l’athée, de l’humaniste ou du cadre dynamique… 

Adhérer à une valeur, c’est accepter de se soumettre à l’exigence d’être bon et d’être meilleur que ce que je suis.

Adhérer à une valeur, c’est accepter de se laisser remettre en question par le bien ou le mieux qu’elle exige de soi.

Ainsi, par exemple, dire « Dieu », « Religion », « Laïcité », « Démocratie », « Progrès »… ne doit jamais être instrumentalisé comme un moyen de se valoriser socialement. C’est plutôt accepter de faire l’effort de se soumettre à ce que ces valeurs exigent de soi-même pour le Bien commun. 

Autrement dit, dire le Bien, c’est bien. Mais faire le Bien, c’est mieux :


« Ordonnerez-vous aux gens de faire le bien, et vous oubliez de le faire vous-mêmes, alors que vous récitez le Livre ? N’allez-vous pas réfléchir ? ». 

Coran 2 : 44
أَتَأْمُرُونَ النَّاسَ بِالْبِرِّ وَتَنسَوْنَ أَنفُسَكُمْ وَأَنتُمْ تَتْلُونَ الْكِتَابَ ۚ أَفَلَا تَعْقِلُونَ

Ici, le Coran interpelle la conscience humaine qui peut être tentée d’instrumentaliser les valeurs pour cacher une lâcheté, une contradiction ou une injustice…

En ce sens, Hannah Arendt analyse combien les valeurs humanistes, morales, religieuses et politiques, au lieu de servir de barrage contre le conformisme aveugle et le crime collectif, servent en fait de slogan, de signes ostentatoires ou de moyen de se valoriser socialement. 

En effet, face au mal, les valeurs personnelles et collectives n’ont pas inspiré la résistance mais le conformisme généralisé. Dans toute l’Europe, la référence et l’attachement aux « valeurs de la Républiques », à « la Démocratie » ou à « la Religion » n’ont en rien protégé contre la collaboration passive et active au mal nazi. 

L’Eglise n’a pas menacé les collabos de finir en enfer. Les républiques démocratiques et laïques modernes n’ont pas menacé les citoyens de « déchéance de la nationalité » ou de prison, pour avoir collaboré au projet colonial. 

Peut-on penser sans déboulonner les idoles de son époque ?

Le premier acte qu’une personne est invitée à poser pour adhérer à l’islam, c’est la shahâdah, le grand acte par lequel on reconnaît et on témoigne qu’« Il n’existe aucune idole » (Lâ ilâha). 

Rien sur terre ne doit être confondu avec Dieu. Sa femme ou son mari, sa tradition, son pays, son prophète, le clergé religieux, les chefs politiques, les saints, les intellectuels, les poètes, les sorciers… : personne n’a les qualités de Dieu telles que l’infaillibilité et la perfection dans la justice et la vérité. 

On n’adhère pas à l’islam en gardant toutes ses croyances, ses superstitions, ses opinions infondées mais plutôt en se débarrassant d’elles. 

On y adhère en s’engageant à rejeter toute idole, croyance, opinion personnelle ou folie collective qui pousse vers l’injustice sur terre. 

Autrement dit, adhérer à l’islam, c’est s’engager à penser, c’est-à-dire à « déboulonner » les idoles installées dans le cœur et dans l’esprit, ces idoles qui inspirent ces formes d’injustice que sont le manque de réflexion critique, le conformisme aveugle, l’indifférence au mal, l’égocentrisme, le nationalisme, l’ethnocentrisme, l’impérialisme et le totalitarisme…

Ce premier acte d’adhésion à l’islam est aussi un acte fondateur de l’œuvre d’Hannah Arendt pour qui

« Penser veut dire examiner et s’interroger ; cela implique toujours le déboulonnement des idoles (…) ».2

A son époque, Arendt a connu l’idole du nazisme, du sionisme, de la démocratie et de la modernité… Si ces idoles étaient à la mode au point que la majorité les suivaient aveuglément, elle fait partie des rares à avoir osé penser, c’est-à-dire évaluer et déconstruire les idoles pour réduire l’injustice collective.

Chaque époque a ses idoles qui poussent à l’injustice contre soi, contre les autres, contre la nature ou contre Dieu. Adhérer à l’islam, ce n’est pas déconstruire les idoles du passé uniquement, comme si le présent et le futur en étaient automatiquement libérés. Adhérer à l’islam, c’est accepter de résister aux idoles collectives, aux idées mortelles, celles du passé comme celles du présent et du futur. 

Quelles sont les idoles d’aujourd’hui, celles qui nous poussent à haïr l’autre, à détruire la nature, à être indifférent au mal et à se soumettre au dominant… ?

Peut-on résister au désordre du monde sans exercer son esprit critique ? 

Pour l’être humain, réfléchir n’est pas une option dont il peut se dispenser. Car ne pas réfléchir, renoncer à exercer sa raison, c’est s’amputer d’une faculté précieuse et c’est perdre sa dignité


« Vraiment, les pires bêtes au regard de Dieu, ce sont les sourds et les muets qui ne raisonnent pas ».

Coran 8 : 22
إِنَّ شَرَّ الدَّوَابِّ عِندَ اللَّهِ الصُّمُّ الْبُكْمُ الَّذِينَ لَا يَعْقِلُونَ

Exercer sa raison plutôt que de suivre aveuglément ses opinions personnelles ou celles des autres est un devoir moral si important que Dieu menace de sanctionner toute personne qui ne le remplit pas


« (…) Et Il (Dieu) voue au châtiment ceux qui ne raisonnent pas ».

Coran 10 : 100
وَيَجْعَلُ الرِّجْسَ عَلَى الَّذِينَ لَا يَعْقِلُونَ

Dieu exige de chaque personne qu’elle réfléchisse car ne pas réfléchir, c’est ne pas pouvoir choisir, c’est ne pas pouvoir résister à l’injustice, voire c’est y participer.

Il n’est pas besoin d’être terroriste, d’être méchant, d’avoir un motif ou une intention pour faire le mal. Seule l’habitude de penser, d’examiner tout ce qui arrive, peut aider les hommes à ne pas commettre le mal :

« Car la caractéristique principale de la pensée est qu’elle interrompt tout ce qu’on fait, toutes les activités ordinaires quelles qu’elles soient ».3

Le mal est banal parce que la plupart des hommes se comportent ainsi, comme un rouage, se laissant porter par l’ordre établi, en se dispensant du devoir de juger si ce qu’ils font est bien ou mal. Le mal est banal signifie que les mécanismes psychologiques, sociopolitiques et culturels qui ont embarqués toute une époque dans une folie criminelle sont toujours là, en chacun d’entre nous

En effet, il y a une part d’Eichmann en chacun d’entre nous, c’est-à-dire une part d’insouciance, d’absence de réflexion et de jugement sur sa fonction socio-professionnelle, donc une part de responsabilité non exercée ou d’irresponsabilité, et donc une part de criminalité potentielle. 

Il y a une part d’Eichmann en chacun d’entre nous en ce sens que souvent, nous acceptons de suspendre notre responsabilité pour obéir à un cadre d’action dont nous n’interrogeons jamais la moralité. 

Le premier crime d’Eichmann et que nous commettons chacun dans notre quotidien, c’est de renoncer à l’exercice de son jugement et donc de sa responsabilité personnelle dans la vie en société. 

Le mal est banal signifie qu’il n’est ni exceptionnel ni accidentel, qu’il s’est déjà produit et qu’il va encore se reproduire, à chaque fois que l’homme renonce à sa faculté de juger, par confort, par conformisme ou par lâcheté. Le mal n’est pas seulement chez l’élite politique ou militaire qui entreprend des projets criminels à grande échelle : le mal est à la base, diffus dans la société, chez chaque fonctionnaire, chaque cadre, chaque employé, chaque religieux, chaque laïc, chaque acteur dès lors qu’il renonce à l’exercice de sa responsabilité pour obéir aveuglément à l’ordre établi. 

Doit-on défendre les siens, même lorsqu’ils ont tort ?

Adhérer pleinement à l’islam, c’est reconnaître qu’« Il n’existe aucune idole. Seul Dieu l’Unique existe ».

Aucune personne ne doit être plus aimée que Dieu qui nous a tout offert. Aucune valeur ne doit avoir plus de valeur que la vérité, le bien et la justice. Tout discours, tout choix et toute action de toute personne, communauté, société ou civilisation doit être mesuré à la lumière de ces trois valeurs directrices. 

Adhérer à l’islam, c’est donc s’engager à ne pas confondre le discours et les actes de sa communauté politique, culturelle ou religieuse, avec le Vrai, le Bien et le Juste. 

C’est donc s’engager à être solidaire avec sa communauté dans la limite de la justice et du Bien commun. A partir du moment où sa communauté, sa société, sa civilisation ou son époque s’engage dans la bêtise et le crime collectif, on a le devoir de résister. C’est cette sagesse coranique que le prophète Muhammad enseigne à ses compagnons :

« – ‘’Apporte ton assistance à ton frère, qu’il soit l’auteur d’une injustice ou la victime d’une injustice’’.
Un homme a dit : ‘’Ô messager de Dieu ! Je lui apporte mon assistance s’il subit une injustice mais si c’est lui qui commet l’injustice comment est-ce que je le soutenir ?
Le prophète (paix sur lui) lui répond : ‘’Tu le soutiens en l’empêchant de commettre une injustice’‘ ».4

انصر أخاك ظالما أو مظلوما
فقال رجل : يا رسول الله ! أنصره إذا كان مظلوما ، أفرأيت إذا كان ظالما كيف أنصره؟ 
قال رسول الله صلى الله عليه و سلم : تمنعه من الظلم فإن ذلك نصره

Etre solidaire de ses frères, de ses proches ou de sa communauté, en résistant à leur bêtise et à leur injustice, c’est justement la voie de la sagesse à laquelle l’islam invite la famille humaine.

Hannah Arendt est une femme juive qui s’est intéressée à l’idée sioniste à ses débuts car elle croyait dans la cause des juifs désireux de retrouver leur dignité dans un siècle qui les a humiliés. 

Très vite, elle se rend compte que le sionisme est une idéologie qui non seulement trahit les intérêts des juifs mais aussi génère une nouvelle forme d’injustice.5 En effet, dès 1944, elle rompt définitivement avec la direction sioniste pour plusieurs raisons. 

Elle était contre la stratégie sioniste selon laquelle il fallait collaborer même avec les nazis pour augmenter le sentiment d’insécurité des juifs d’Europe et justifier ainsi la colonisation de « la Terre promise ». Elle était aussi contre l’idée de créer un Etat israélien, et encore plus contre l’idée d’un Etat israélien totalitaire qui allait faire subir aux arabes la domination et l’humiliation auxquelles les juifs voulaient justement échapper en Europe. Parce que l’idée sioniste était une idéologie totalitaire et raciste qui se développait grâce à l’instrumentalisation de l’antisémitisme, Hannah Arendt s’en est désolidarisée.

La haine de l’ennemi peut-elle tout justifier ? 

La haine est un sentiment humain banal qui peut envahir n’importe qui. Elle est souvent motivée par une expérience traumatisante avec les autres : une déception, une trahison, une agression ou une guerre… Par moment, on peut avoir le sentiment qu’on ne peut que haïr ceux qui nous ont fait du mal.  

Le Coran rappelle à chacun la sagesse à suivre, même lorsqu’on est animé par la haine contre l’autre :


« (…) Que la haine envers des gens qui vous ont écartés de la Mosquée sacrée ne vous incite pas à commettre une injustice. Encouragez-vous mutuellement à la piété et à la crainte de Dieu. Ne vous encouragez pas au crime et à la vengeance. Craignez Dieu ! Dieu, certes, est rigoureux dans Son châtiment ».

Coran 5 : 2
وَلَا يَجْرِمَنَّكُمْ شَنَآنُ قَوْمٍ أَن صَدُّوكُمْ عَنِ الْمَسْجِدِ الْحَرَامِ أَن تَعْتَدُوا ۘ وَتَعَاوَنُوا عَلَى الْبِرِّ وَالتَّقْوَىٰ ۖ وَلَا تَعَاوَنُوا عَلَى الْإِثْمِ وَالْعُدْوَانِ ۚ وَاتَّقُوا اللَّهَ ۖ إِنَّ اللَّهَ شَدِيدُ الْعِقَابِ 

« O vous qui avez adhéré à la voie de Dieu ! Soyez droits devant Dieu, en témoignant de façon équitable. Que la haine envers certaines personnes ne vous incite pas à vous montrer injustes. Soyez justes ! Vous vous rapprocherez ainsi de la piété. Craignez Dieu ! Dieu est parfaitement instruit de ce que vous faites ». injustes » .

Coran 5 : 8
يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا كُونُوا قَوَّامِينَ لِلَّهِ شُهَدَاءَ بِالْقِسْطِ ۖ وَلَا يَجْرِمَنَّكُمْ شَنَآنُ قَوْمٍ عَلَىٰ أَلَّا تَعْدِلُوا ۚ اعْدِلُوا هُوَ أَقْرَبُ لِلتَّقْوَىٰ ۖ وَاتَّقُوا اللَّهَ ۚ إِنَّ اللَّهَ خَبِيرٌ بِمَا تَعْمَلُونَ

Ce mal est beaucoup plus banal et répandu qu’on ne le croit : à chaque fois qu’une personne, une communauté, une civilisation ou une époque arrête d’exercer son jugement critique sur elle-même, en faisant l’effort de comprendre et d’évaluer le projet global auquel chacun participe, elle peut tomber dans une entreprise criminelle de masse. 

Si Eichmann est responsable du mal auquel il a participé, combien de dirigeants et de personnes ordinaires y participent également aujourd’hui ? 

De quoi est-on responsable ?

Le Coran initie la famille humaine à la vraie responsabilité qui se distingue de la culpabilisation et de la déresponsabilisation généralisée. En ce sens, la famille humaine n’est pas coupable d’un « péché originel », des injustices d’avant ou des autres. Mais elle ne peut pas non plus se cacher derrière l’idée qu’elle serait le simple jouet de Dieu, des démons, du diable, du destin, des Anciens, des chefs religieux et politiques, ou de la majorité…

Le Coran rappelle ainsi :


« Alors, celui qui aura fait le poids d’un atome de bien le verra, et celui qui aura fait le poids d’un atome de mal le verra ».

Coran 99 : 7-8
فَمَن يَعْمَلْ مِثْقَالَ ذَرَّةٍ خَيْرًا يَرَهُ
وَمَن يَعْمَلْ مِثْقَالَ ذَرَّةٍ شَرًّا يَرَهُ

« Dis : ‘’Chercherai-je comme Maître un autre que Dieu alors qu’Il est le Maître de toute chose ?’’ Chaque âme n’est responsable que de ce qui lui incombe. Aucune n’est chargée de porter la faute d’un autre. Puis c’est vers votre Seigneur que se fera votre retour et Il vous éclairera alors sur l’objet de vos différends ».

Coran 6 : 164
قُلْ أَغَيْرَ اللَّهِ أَبْغِي رَبًّا وَهُوَ رَبُّ كُلِّ شَيْءٍ وَلَا تَكْسِبُ كُلُّ نَفْسٍ إِلَّا عَلَيْهَا وَلَا تَزِرُ وَازِرَةٌ وِزْرَ أُخْرَىٰ ثُمَّ إِلَىٰ رَبِّكُم مَّرْجِعُكُمْ فَيُنَبِّئُكُم بِمَا كُنتُمْ فِيهِ تَخْتَلِفُونَ

« Que soit issue de vous une communauté qui appelle au bien, ordonne le convenable et interdit le blâmable. Car ce seront eux qui réussiront ».

Coran 3 : 104
وَلْتَكُن مِّنكُمْ أُمَّةٌ يَدْعُونَ إِلَى الْخَيْرِ وَيَأْمُرُونَ بِالْمَعْرُوفِ وَيَنْهَوْنَ عَنِ الْمُنكَرِ ۚ وَأُولَٰئِكَ هُمُ الْمُفْلِحُونَ

En effet, chacun est aussi responsable de contribuer à stopper le mal et l’injustice sur terre. Chacun doit apprendre à exercer sa responsabilité dans la gestion du Bien commun, y compris dans la façon d’agir avec la nature :


« La corruption est apparue sur la terre et dans la mer à cause de ce que les gens ont fait de leurs propres mains, afin que Dieu leur fasse goûter une partie des conséquences de leurs actes. Peut-être reviendront-ils (vers la voie de la justice) ? ».

Coran 30 : 41
ظَهَرَ الْفَسَادُ فِي الْبَرِّ وَالْبَحْرِ بِمَا كَسَبَتْ أَيْدِي النَّاسِ لِيُذِيقَهُم بَعْضَ الَّذِي عَمِلُوا لَعَلَّهُمْ يَرْجِعُونَ

On retrouve chez Hannah Arendt une vision similaire de la responsabilité. Tout d’abord, être responsable, c’est vérifier si son action individuelle ne participe pas à une entreprise collective criminelle comme le nazisme, la colonisation, l’impérialisme ou la destruction de la planète… 

Etre responsable, c’est arrêter la mauvaise foi qui consiste à se faire passer pour le simple rouage d’un système qui nous dépasse. Si cette mauvaise foi est courante, devant un juge, on ne peut pas se cacher derrière « le système » pour excuser sa participation à une entreprise criminelle :

« Si l’accusé était membre de la Mafia ou des SS ou d’une organisation criminelle ou politique, et qu’il assure qu’il était un simple rouage n’agissant qu’en vertu d’ordres supérieurs et ayant fait ce que n’importe qui d’autre aurait fait aussi bien, dès le moment où il apparaît devant une cour de justice, il apparaît en tant qu’il est une personne et est jugé d’après ce qu’il a fait. Que même un rouage puisse redevenir une personne : voilà ce qui constitue la grandeur des poursuites judiciaires ».6

Le mal est toujours produit par une personne responsable. Le mal a un visage, un nom, une identité. Ce n’est pas une abstraction insaisissable et que l’on ne peut pas incriminer. Le mal n’est pas une abstraction : c’est une personne en chair et en os. On peut se tromper en se sentant coupable ou au contraire innocent :

« Moralement parlant, il est injuste de se sentir coupable sans avoir rien fait de spécifique, tout comme il est injuste de se sentir libre de toute culpabilité si on est effectivement coupable de quelque chose ».7

Conclusion

Faire l’effort de porter un regard coranique sur l’œuvre d’Hannah Arendt, c’est faire l’effort honnête d’évaluer en quoi elle participe à faire entrer dans le monde plus de bien commun, de vérité et de justice. 

En ce sens, on peut voir à travers l’analyse d’Hannah Arendt, des valeurs communes avec l’islam. Dans une situation historique terrible, à un moment où la victime d’hier devient le bourreau d’aujourd’hui ; où le devoir de justice risque de se transformer en désignation d’un bouc émissaire et en déresponsabilisation de ceux qui ont contribué activement ou passivement à l’entreprise criminelle. 

La sagesse que le Coran nous invite à vivre est en marche dans l’attitude d’Hannah Arendt qui refuse en permanence de confondre le Bien avec les intérêts personnels, communautaristes et nationalistes. Elle s’est engagée dans une voie honnête et critique qui lui a valu beaucoup d’hostilité et une marginalisation dans sa communauté.

Hannah Arendt n’est pas un exemple parfait. Mais son engagement est exemplaire pour toute personne, qu’elle soit musulmane ou non. Il est exemplaire car il est islamique, c’est-à-dire universel, animé par la volonté de faire le bien et de résister au mal de toute une époque. 

Imaginons Hannah Arendt aujourd’hui. La question musulmane n’est-elle pas en train de devenir la nouvelle « question juive » ? La pensée unique politique et médiatique qui fait de l’islam et des musulmans la nouvelle menace mondiale, n’est-elle pas en fait la prison qui empêche le développement de la pensée critique au service de plus de justice dans le monde ? L’usage médiatique de l’accusation de « complotisme » n’est-elle pas en fait l’instrument de liquidation de toute forme de critique et de résistance au désordre établi ? 

Le Coran a quelque chose d’essentiel à nous dire, hier comme aujourd’hui : la seule voie vers plus de justice dans le monde, c’est la voie de la déconstruction des idoles de son époque et de l’ouverture à la réalité et à la sagesse.

Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Questions de philosophie morale. Editions Payot.

Notes

  1. Arendt, Hannah (2009), Responsabilité et jugement, Questions de philosophie morale. Editions Payot, p49.
  2. Arendt, Hannah (2009), Responsabilité et jugement, Questions de philosophie morale. Editions Payot, p152.
  3. Arendt, Hannah (2009), Responsabilité et jugement, Questions de philosophie morale. Editions Payot, p219.
  4. Hadîth selon Abû Hurayrâ, rapporté par al-Bukhârî, Sahîh n°6952, et par Muslim, Sahîh n°2584.
  5. Cf. Arendt, Hannah (1989), « Pour sauver le foyer national juif. Il en est encore temps. » in Penser l’événement, trad. de l’anglais par Claude Habib (dir.), Paris, Belin.
  6. Arendt, Hannah (2009), Responsabilité et jugement, Questions de philosophie morale. Editions Payot, p200-201.
  7. Arendt, Hannah (2009), Responsabilité et jugement, Questions de philosophie morale. Editions Payot, p69.

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Ilyan

MashAllah article incroyablement pertinent