Regard coranique sur quelques penseurs occidentaux


Regarder le monde : plus qu’un acte biologique

Le regard n’est pas qu’une réalité biologique qui se résume aux yeux. Les yeux – organe biologique – sont eux-mêmes formés et déformés par la vision du monde qui nous anime. Le regard que l’on porte sur le monde n’est donc pas simplement un acte spontané : c’est aussi un acte philosophique, religieux et politique. Le regard est déjà chargé de préconceptions sur Dieu, sur l’Homme, sur l’Autre et sur la nature…

Lorsqu’on voit une personne, une situation dans la rue ou un phénomène politique à la télévision, chaque personne est déjà animée par une certaine vision du monde. Prenons quelques exemples pour comprendre comment une vision du monde se manifeste et agit sur nous. 

Par exemple, un jour, une étudiante de Sciences Po débarque, et à la vue des étudiants de l’université de la Sorbonne Paris 3, elle s’exclame spontanément : « Oulala les prolétaires ! ». Elle voyait dans ces étudiants des « prolétaires », des fils d’ouvriers. 

Autre exemple : beaucoup de femmes aujourd’hui font très attention à leur corps, et notamment à leur poids. Bien souvent, elles se sentent « trop grosses » par rapport à un standard. Cette taille standard dépend d’une vision de la beauté (Qu’est-ce qu’être belle ?) à une époque et dans une culture données ; d’une vision de l’épanouissement et du bonheur (« Je me sens bien parce que je ne suis pas ‘’trop’’ grosse ? »).

Lorsqu’on baigne dans une culture individualiste, on regarde le monde avec cette sensibilité, avec cette façon d’apprécier les choses. Lorsqu’on marche dans la rue, on trouve « normal » et bon que personne ne nous prête attention et nous salue.

A l’inverse, lorsqu’on vit selon une idée coranique qui valorise les liens de proximité et la solidarité, on voit comme étant « normal » et bon le fait de marcher dans la rue et de s’entendre saluer par tous les enfants et les jeunes qui nous connaissent, même si nous ne les connaissons pas par leur prénom. En effet, c’est « normal » de s’entendre dire : « Salam ‘alaykum ‘ammi Muhammad » ou « Que la paix soit sur vous mon oncle Muhammad ».

Ainsi, à travers ces exemples, on observe comment une vision du monde agit sur une personne : elle lui fournit des « lunettes », un angle de vue ; une façon de valoriser ou de dévaloriser ce qu’elle voit et vit ; une façon de définir les « nous » et les « autres », etc. 

Une vision du monde impacte la façon dont nous percevons le monde dans lequel nous vivons, notre place dans ce monde, notre raison d’être ainsi que notre vocation. 

Le Coran se révèle pour faire connaître à la famille humaine la réalité et la sagesse universelle. Il se révèle pour éveiller en chacun sa vraie nature, sa fitrah, son cœur et sa raison, sa raison d’être et sa capacité à transformer le monde. Il se révèle pour réformer le regard que nous portons sur le monde, sur soi-même, sur Dieu, sur l’Autre et sur la nature.

Le regard « coranique », qu’est-ce que ce n’est pas ? 

Le regard coranique, ce n’est pas :

  • Une certitude absolue et infaillible sur le monde mais l’effort humain qui doit toujours rester ouvert à la découverte d’une connaissance plus juste ou d’une sagesse plus universelle. 
  • Le simple point de vue d’un musulman sur un sujet donné. Ce n’est pas un point de vue particulier mais bien au contraire, un regard universel sur les choses.
  • L’esprit partisan qui fait croire que tout ce qui est exprimé par un musulman est bon, et que tout ce qui est exprimé par un non-musulman est mauvais par nature.

Porter un regard « coranique », qu’est-ce que c’est ?

Porter un regard coranique sur le monde, c’est:

  • Prendre au sérieux la vocation du Coran qui est d’être un Livre de sagesse universelle qui offre à chacun les moyens de faire face aux idoles et à la crise de son époque. 
  • Faire l’effort honnête de voir le monde et de se voir soi-même selon deux grandes catégories universelles : al-ma’rûf et al-munkar, le bien et le mal, le juste et l’injuste, la vérité objective et l’erreur. 
  • Reconnaître que ce qui a de la valeur, ce n’est pas simplement ce qui vient de soi-même, de sa communauté ou de sa nation. C’est refuser de confondre le Bien et les intérêts personnels, communautaristes ou nationalistes. 

Le Coran nous rappelle Le critère qui fait toute la différence d’une personne à une autre, à savoir : l’effort qu’une personne fait pour rechercher et trouver un savoir fiable sur le monde, sur Dieu, sur soi, sur les autres et sur la nature :

« Dis : ‘’Est-ce que ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ont la même valeur ?’’ ». 

Coran 39 : 9
قُلْ هَلْ يَسْتَوِي الَّذِينَ يَعْلَمُونَ وَالَّذِينَ لَا يَعْلَمُونَ

Connaître les choses de façon fiable et objective fait toute la différence mais encore faut-il agir au service du Bien. Tel est le second critère que le Coran nous rappelle pour apprécier la valeur d’une personne :

« L’aveugle et le voyant ne sont pas sur un pied d’égalité. De la même façon, ceux qui adhèrent à la voie de Dieu et font le bien ne peuvent être comparés à celui qui fait le mal. Peu nombreux sont ceux qui réfléchissent ! ». 

Coran 40 : 58
وَمَا يَسْتَوِي الْأَعْمَىٰ وَالْبَصِيرُ وَالَّذِينَ آمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ وَلَا الْمُسِيءُ قَلِيلًا مَّا تَتَذَكَّرُونَ 

Ainsi, le Coran résume ce qui fait toute la différence et toute la valeur d’une personne : faire l’effort d’exercer sa raison et son esprit critique pour bien s’orienter dans la vie ; faire l’effort d’agir et de vivre selon la justice et la sagesse. Le prophète (paix sur lui) développe cette idée dans ce célèbre dialogue avec ses compagnons :

 Quelqu’un a dit :
Ô messager de Dieu ! Qui est le plus noble parmi les gens ?
Le prophète (paix sur lui) a répondu :
“Celui d’entre eux qui a le plus de taqwâ (piété, vertu).
Ils ont dit :
Ce n’est pas sur cela que nous t’interrogeons.
Le prophète (paix sur lui) a répondu :
Il s’agit de Joseph l’envoyé de Dieu, fils de l’envoyé de Dieu (Jacob), fils de l’envoyé de Dieu (Isaac), fils de l’ami proche de Dieu (Abraham).
Ils ont dit :
Ce n’est pas sur cela que nous t’interrogeons.
Le prophète (paix sur lui) a répondu :
C’est sur les tribus des arabes que vous m’interrogez ? Les meilleurs d’entre eux dans la Jâhilîyyah (l’Obscurantisme) sont les meilleurs d’entre eux dans l’islam lorsqu’ils ont développé leur compréhension des choses.1

يا رسولَ اللهِ ! مَن أكرمُ الناسِ ؟
قال رسول الله صلّى الله عليه و سلّم : أتقاهم
قالوا : ليس عن هذا نسألُك
قال رسول الله صلّى الله عليه و سلّم : فيوسفُ نبيُّ اللهِ ابنُ نبيِّ اللهِ ابنُ نبيِّ اللهِ ابنُ خليلِ الله
قالوا : ليس عن هذا نسألُك
قال رسول الله صلّى الله عليه و سلّم : فعن معادنِ العربِ تسألوني خيارُهم في الجاهليةِ خيارُهم في الإسلامِ إذا فقُهوا

Quelles leçons peut-on tirer de ce dialogue pour comprendre ce qui fait toute la valeur d’une personne, toute la différence d’une personne à une autre, et pour comprendre donc quels sont les modèles à suivre ?

Les compagnons interrogent le prophète sur qui est le meilleur parmi les gens, qui a les meilleures qualités, qui a une valeur supérieure aux autres ?

Derrière leur question, ils ont en tête la hiérarchie sociale qui préexistait entre les tribus arabes

Mais le prophète leur répond en leur indiquant le critère qui fait toute la différence entre une personne et une autre : la piété ou la vertu, c’est-à-dire l’effort de faire entrer le Bien dans toutes les situations de la vie quotidienne. 

Mais cette réponse ne satisfait pas les compagnons qui attendent une réponse précise pour savoir qui, parmi les tribus arabes, avait la plus grande valeur.

Le prophète leur répond en élargissant le champ de comparaison : pour comprendre la valeur d’une personne, on ne doit pas simplement la comparer à l’échelle sociale des personnes existantes dans une communauté donnée. Car l’échelle de valeur doit être plus grande que l’échelle sociale appliquée dans la communauté. C’est pourquoi le prophète répond d’abord en évoquant les prophètes Joseph, Jacob et Abraham, paix sur eux. 

Le meilleur parmi les gens, ce n’est pas Moi ; ce n’est pas « Nous, les arabes » ; ce n’est pas « Nous, les arabes de telle tribu » ; ce n’est pas non plus « Nous, les musulmans d’aujourd’hui ». Les meilleurs parmi les gens sont ces trois prophètes parmi les enfants d’Israël. Mais ce n’est pas leur appartenance ethnique ou le fait d’être juifs qui fait leur valeur. C’est leur grandeur morale. 

Les compagnons ne sont toujours pas satisfaits de la réponse, car au lieu d’un principe général, ils veulent une réponse appliquée et limitée à leur contexte.

C’est alors que le prophète leur répond : « C’est sur les tribus des arabes que vous m’interrogez ? Les meilleurs d’entre eux dans la Jâhilîyyah (l’Obscurantisme) sont les meilleurs d’entre eux dans l’islam lorsqu’ils ont développé leur compréhension des choses ».

Il est en train de leur dire qu’avant que l’islam ne se diffuse, même si l’Obscurantisme était généralisé chez les arabes, il y avait déjà des personnes qui faisaient toute la différence par leur grandeur morale. Ces personnes n’étaient pas musulmanes. Elles pouvaient être polythéistes et avoir des défauts…, mais elles se faisaient remarquer par leur amour du Bien. L’islam est venu parfaire les bonnes qualités que les gens pouvaient avoir, et mieux les orienter pour mériter les deux bonheurs dans la vie présente et future

Cette parole du prophète Muhammad (paix sur lui) vient réformer la façon dont on a tendance à regarder l’Autre : on a tendance à se voir comme « le meilleur », « la race supérieure », « le peuple élu », etc. Et on a tendance à voir l’Autre comme un « sous homme », un « inférieur », un « barbare » et un « sous-développé ». On a tendance à appliquer un critère de jugement déformé par l’égoïsme individuel et collectif, ethnique, communautaire, nationaliste, politique, culturel et religieux. On a tendance à considérer la culture, les lois, les connaissances et les pratiques de l’Autre comme étant inférieures aux siennes, indépendamment du bien et du mal objectif.

Le Bien qui existe avant et en dehors de l’islam fait partie de ce que l’islam valorise également. Le Bien est bien objectivement, et l’islam vient rappeler cette sagesse objectivement universelle et bonne. L’islam ne vient pas « faire bande à part » : il invite à une voie qui est « islamique » en ce sens qu’elle est universellement bonne.

Le Coran vient confirmer la part de Vrai, de Bien et de Juste que toute personne, communauté, civilisation ou époque peut contenir. Il vient exercer une critique objective sur la banalisation des erreurs, de la mauvaise foi et des mensonges sources d’injustice.

Le Coran vient offrir à la famille humaine une sagesse qui vient du plus Sage parmi les sages des temps passés et modernes : de Dieu, le Créateur de tous. Cette initiation à la sagesse et à la réalité du monde nécessite du temps : il a fallu 23 ans pour qu’une génération d’hommes et de femmes, accompagnés par un prophète et une Révélation, pour s’ouvrir à une nouvelle vision du monde et pour la faire marcher dans la vie quotidienne.

Porter un regard sur quelques penseurs occidentaux

Le Coran a quelque chose d’essentiel à nous dire, hier comme aujourd’hui : la seule voie vers plus de justice dans le monde, c’est la voie de la déconstruction des idoles de son époque et de l’ouverture à la réalité et à la sagesse.

Le Coran offre à l’être humain une voie et une méthode pour réformer sa façon de voir le monde, pour déconstruire ses biais, pour se dépolluer de ses idées fausses et toxiques. Il l’initie à une vision plus juste sur le monde : sur Dieu, sur soi, sur les autres et sur la nature. Il fait passer l’être humain de la bulle de son égo, de ses passions, de ses opinions, de sa tradition, de sa génération, de sa communauté, de sa nation, de sa culture et de son époque, à la réalité du monde et à la sagesse universelle.

Le Coran se révèle pour que la famille humaine puisse mieux voir la réalité du monde et mieux s’orienter selon la justice et la sagesse.

Connaître la réalité, c’est reconnaître que Dieu existe, qu’Il gouverne le monde et lui donne sa finalité ; c’est reconnaître l’Unité de Dieu donc l’unité de l’univers, l’unité de la famille humaine, l’unité de la connaissance et l’unité du Bien. Tel est le regard sur le monde que le Coran nous permet de découvrir.

Quel regard coranique peut-on donc poser sur l’œuvre de penseurs occidentaux ? Le Coran est une lumière – Nûr. Qu’est-ce que cette lumière du Coran permet d’éclairer sur Hannah Arendt, Charles Péguy, Antoine de Saint-Exupéry et André Charlier… ? 

Faire l’effort de porter un regard coranique sur l’œuvre de penseurs occidentaux, c’est faire l’effort honnête d’évaluer en quoi ils participent à faire entrer dans le monde plus de bien commun, de vérité et de justice. 

C’est cette réflexion que nous proposons d’approfondir à travers quelques articles Regard coranique sur… 

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Notes

  1. Selon Abû Hurayrâ. Rapporté par Muslim dans son Sahîh n°2378.

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